CARTEL DU 27 SEPTEMBRE 27 SEPTEMBRE 2012 LACAN, LE SEMINAIRE, LIVRE X, L’ANGOISSE, 1er chapitre.
Par la conceptualisation de l’objet a, Lacan se propose de dépasser ce qui, dans la théorie de Freud, constitue le terme « indépassable » de la « dialectique analytique », à savoir « l’angoisse de castration » (SX 58). L’objet a permettrait de dépasser l’angoisse de castration comme terme de la cure, car l’angoisse de castration ne serait pas le « point d’arrivée » de « la dialectique du désir » du névrosé (SX 57).
Si l’objet de ce séminaire se trouve être « le point de point de rendez-vous » (SX 11) de tout le discours antérieur de Lacan, défini dans le SVII comme une érotologie, l’on peut penser en effet que le concept, inédit avant lui, qu’est l’objet a, permet de cerner en quoi son discours produit une différence radicale de la visée des cures lacanienne et freudienne, de la visée des cures et non nécessairement du socle théorique.
Reprenons ce que, quasiment au terme de son élaboration, Freud pose comme étant le point d’arrêt de la cure, point d’arrêt non factuel mais principiel : à la fin du texte qui expose les raisons pour lesquelles la cure ne peut être ni abrégée ni couronnée de succès, le « comportement à l’égard du complexe de castration » (L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes, II, 266) empêche in fine que se produise par la cure « aucune modification » chez le sujet (Ibid 268). Le point final de cet essai revient à dire que l’analyste, face à cette impuissance, s’est adonné, comme le médecin ordinaire, sinon à une obligation de résultat, tout au moins à une obligation de moyens : il a tout fait pour que ce facteur soit maîtrisé, et ne peut que constater que son pouvoir s’arrête là.
Au moyen de l’utilisation de la notion de l’objet a dans la direction de la cure, l’analyste peut-il produire la modification de ce facteur, et parvenir à ce que l’homme et la femme ne demeurent pas arc-boutés sur la possession du pénis ?
Il s’agirait en quelque sorte, avec Lacan, de faire pivoter l’écoute et l’intervention de l’analyste de la métaphore à la métonymie. Car la métaphore produit une signification en plus, la métonymie, en moins (Ecrits, L’instance de la lettre dans l’inconscient, 515) et l’interprétation est une manière d’ajouter du signifiant aux signifiants de l’analysant, et de demeurer dans la sphère de la métaphore dont le centre est le roc de la castration, alors que la scansion de la séance, l’équivoque et le silence, permettent de rompre avec la substitution d’un signifiant à un autre, substitution qui laisse le sujet verworfen, et de laisser être ou de faire apparaître « le signifiant occulté restant présent dans sa connexion (métonymique) au reste de la chaîne » (Ecrits, L’instance de la lettre dans l’inconscient, 507). La cure lacanienne laisse la possibilité à la signification métonymique du sujet d’advenir, cette signification « n’est en aucun point de cette parole » (SVIII251). Cette modification du principe de la cure vise la modification du rapport du sujet au symptôme : « …chaque fois que vous [analyste] introduisez la métaphore, vous restez dans la même voie qui donne consistance au symptôme » (ibid).
L’objet a comme centre de gravité, mais au sens d’un trou noir cosmique, du sujet, permet-il de faire lâcher le symptôme ?
Les chemins que prennent la pensée lacanienne ici se coulent d’abord dans les chemins freudiens : le phallus comme référent de la dialectique des sexes (l’être ou ne pas l’être, l’avoir ou ne pas l’avoir, telle sont les questions), le phallus comme universel, est conservé par Lacan. En effet, l’équation posée par Hans, « Tous les êtres animés ont un phallus » (SX94) est admise par la théorie psychanalytique, ce en quoi l’on pourrait dire que cette théorie, fiction, comme toutes les théories (cf La théorie comme fiction de Manonni), prend acte et a pour cœur la fiction du phallus universel, fiction issue de la phase phallique chez Freud, du seul signifiant à disposition du sujet chez Lacan.
Tout le monde l’a, quitte à ce qu’il soit (mais il n’est guère autre, ou plutôt il ne fonctionne pas sinon) « irréel » (SX94), c’est-à-dire, d’abord, imaginaire.
D’abord, à la fonction phallique comme principe de lecture universel du monde, Lacan ajoute et prend acte de ce que Freud a élaboré comme étant au-delà du principe de plaisir, et c’est la notion de jouissance qui sort de ces épousailles. Cette jouissance n’a rien à voir avec le Lust freudien (qui désigne le mouvement qui porte vers l’objet et la satisfaction que l’on peut en retirer, cf début des Trois essais sur la théorie sexuelle). La preuve (étrange) en est que « la maison de la jouissance », le vagin, est pensée comme étant « insensible » fut-ce à « des déluges d’au brûlante » (SVIII87). Ensuite, il est difficile de ne pas voir dans le « refus de la féminité » (L’analyse avec fin…266), appellation que Freud préfère à la protestation masculine d’Adler, une préfiguration, dans la négativité même de sa formule, de l’(anti-)conception lacanienne du féminin comme pas-tout phallique, conception qui donne corps, si l’on peut dire, à l’au-delà d’en avoir ou pas, de l’être ou de ne pas l’être. Enfin, Freud remarque dans son texte terminal que c’est « ce qui concerne le sexe opposé qui succombe au refoulement » (Ibid267), l’on voit ici se dessiner l’impossible rapport entre les sexes, qu’il s’agisse de leur rapport imaginaire (le phallus comme blanc dans l’image) ou symbolique (la femme sans signifiant; la rencontre, mortifère pour le désir, des demandes).
La question devient, à l’horizon : l’objet a est-il la notion qui permet d’excéder l’angoisse de castration/la signification phallique ou ce rôle est-il dévolu à la jouissance autre que phallique ?
Revenons à la question du dépassement de la castration :
Nous pouvons d’abord penser que l’élaboration de l’objet a permet à la théorie analytique d’aller au-delà de la castration car elle articule le sujet et l’autre/l’Autre.
En effet, d’une part, la pulsion est chez Freud auto-érotique et, d’autre part, subsiste dans toute son œuvre, et dès les Trois essais…, la dichotomie entre l’ordre du pulsionnel et du fantasmatique. Même si la castration est reliée chez Freud au complexe d’Oedipe, donc à l’ordonnancement des rapports interhumains et de l’identification sexuée, manque dans sa pensée la conception de la structuration du rapport du sujet à l’autre. Cela est accompli décisivement par Lacan dans le premier schéma de la division : le rapport du sujet à l’Autre est alors posé comme structural (c’est-à-dire qu’il s’agit d’une nécessité de la structure), en ceci que « le fantasme, appui de mon désir est dans sa totalité du côté de l’Autre » (SX37). Ce qui est manifeste dans ce schéma (et déjà, selon Lacan, « le seul usage du schématisme » [l’usage se distingue de son contenu : cela veut dire que le schéma indique le souci de la structure] (SX58) dévoile le dépassement de l’angoisse de castration comme nerf de la cure, au sens du nerf d’un morceau de viande, ce qui empêche la dégustation, ce qui est au-delà du Lust) est que l’objet a se trouve du côté de l’Autre.
Le pas de plus que fait Lacan relativement à la dialectique des sexes articulée par Freud autour du phallus est que le phallus manque, ce qui apparaît dans le schéma simplifié sous la forme de (-phi) (SX56). (-phi) est la place du manque dans l’image. (-phi) est ainsi le phallus imaginaire, à distinguer de grand phi, qui est le « phallus symbolique » (Ecrits, Subversion du sujet et dialectique du désir, 823).
Revenons au séminaire VIII afin de saisir en quoi le phallus manque dans l’image : « la séparation imaginaire du phallus » (SVIII445) est fondée par l’idée d’Abraham selon laquelle « c’est pour autant que chez le sujet, les génitoires restent investis, que dans l’objet ils ne le sont pas » (SVIII446). Tout ce qui dépasse de la surface qu’est l’image du corps prend une valeur imago-symbolique (phallus, nipple…). L’on pourrait penser, imaginairement, que (-phi) ou le manque de phallus schématise précisément l’angoisse de castration en tant que le phallus manque, l’on n’irait ainsi pas plus loin avec ce schématisme que l’angoisse de castration (SX57).
Mais, d’abord, la notion de (-phi) va en elle-même plus loin.
Il faut en effet remarquer que (-phi) se trouve également à gauche du miroir (SX56), du côté de i(a), l’image réelle du corps, dont le petit autre donne forme à l’image. L’on peut assimiler le (-phi) du côté gauche du miroir au « résidu non imaginé du corps » (SX74), à ce qui, du corps, échappe à l’image du corps comme forme et a à voir avec « la réserve libidinale » (SX57). Le maintien de l’investissement libidinal des génitoires est à la fois nécessaire pour que l’acte sexuel puisse avoir lieu, par ce que Lacan appelle ici « une jouissance autiste », et explique que le rapport sexuel ne puisse avoir lieu, puisque le désir de l’un ne se fonde que sur le manque de l’autre. Si la pensée de Lacan décrit la structuration du rapport à l’autre, c’est pour du même geste rendre ce rapport impossible (A barré est, dans le premier schéma de la division, du côté du sujet SX37).
Je ne jouis donc que de moi et l’échec de la rencontre est structural en ceci que, d’abord, il n’y a de rencontre que de demandes et que la satisfaction de la demande tue le désir (SVIII243) (ce en quoi l’hystérie structure tout désir humain : « dans le rapport de l’homme au signifiant, l’hystérique est une structure primordiale » SV365) et que, ensuite, comme le figure clairement la topologie de la rencontre des demandes, la demande de l’un s’inverse en désir de l’autre et vice versa (SIX185 : le tour de la demande de l’un est le creux du désir de l’autre, autre dont la demande inclut le creux du désir de l’un, c’est plus facile à voir qu’à décrire).
C’est par la structuration du rapport du sujet et de l’A/autre qu’est dépassée l’angoisse de castration, en ceci que, dans le schéma simplifié (SX56), l’on voit que (-phi) est, à droite : il est le versant ou leurre imaginaire négatif de ce que, dans le premier séminaire, Lacan appelait les fleurs du désir (commentaire du schéma optique).
Est-ce à dire que l’objet a fracasse le narcissisme, narcissisme dont la théorie freudienne ne permet pas de sortir (voir par exemple la dialectique de l’amour et de la haine dans Pulsions et destins de pulsions) ?
Il semble en effet que ce soit le cas, car le fantasme, une fois dissous par l’analyse de ses objets, se rapporte aux « images du corps morcelé » (Ecrits, De nos antécédents, 70). L’objet a a pout topos un en-deça de l’image du corps fondée par le stade du miroir, et est ainsi en lien avec ce qu’on peut appeler la jouissance d’organe, au sens de la pulsion freudienne et d’une modalité de la jouissance lacanienne (d’une modalité seulement si la jouissance de l’Autre n’est pas que jouissance d’organe). Que penser du fait que l’objet a, qui donne valeur à tous les objets pour le sujet (SIX131), car il cause le désir, se rapporte également au reste non imaginé du corps ?
Si l’objet a a à voir avec ce qu’il en est du corps, et que le petit autre n’est que l’objet pris dans les rets de la condition absolue du désir (inverse de la demande inconditionnée d’amour, (Ecrits, La signification du phallus, 691), l’objet a fait sortir du narcissisme imaginaire mais pas de la structuration du sujet (d’où l’on voit que le sujet n’étant pas individuel, la question du rapport à l’autre est complètement déplacée relativement aux représentations communes). Comment penser le rapport du corps en morceaux, des objets qui échappent à la surface du corps (sein, phallus, …) et des objets a tels qu’ils seront définis ensuite (voix,…) ?
L’imaginarisation semble ici atteindre sa limite, puisque a est du côté de l’Autre et non du côté du sujet (or là il se trouve aussi à gauche du miroir qui représente l’Autre). Mais ce schéma montre tout de même qu’il est possible d’aller au-delà de la castration : l’objet a comme ce qui reste du grand Autre une fois barré. Il y a donc, dans l’ordre de la structure, un quelque chose, si l’on peut dire, un X, qui est au-delà / en-deçà de la castration phallique.
La logique de l’angoisse de castration est renversée par Lacan : ce n’est pas quand le manque advient que l’angoisse apparaît (quand on menace de me la couper, quand la mère s’en va, quand je constate que je ne l’ai pas, quand un homme veut me soumettre, moi, homme), mais quand le manque manque (SX53), quand (-phi) n’est pas vide. Si (-phi) ne désignait que l’angoisse de castration, que (-phi) soit le lieu de l’angoisse ne permettrait pas de dépasser l’angoisse de castration, puisque (-phi) désigne l’absence phallique. Mais comme (-phi), dans l’image de l’autre, est, d’une part, subordonné à l’investissement narcissique des génitoires, d’autre part, au reste non imaginé du corps, (-phi) est le nerf du désir en tant que centré autour d’autre chose que la fonction du phallus, le phallus étant le signifiant du devenir-signifiant.
Certes, le désir et l’angoisse ne sont pas antonymes. Au contraire, puisque la névrose (hystérie, obsession, phobie) est un mode de soutien du désir (respectivement – désir insatisfait, impossible, prévenu) (SVIII429), puisque même dans le quotidien l’approche du désir produit de l’angoisse (SVIII432). Mais si l’objet a est la notion qui permet de dépasser l’angoisse de castration, le désir doit en son fond se rapporter à autre chose que la dialectique phallique, en tout cas dans la mesure où le phallus est le signifiant de la passion du signifiant dans laquelle est jeté l’homme.
Si l’analyste doit faire de l’analysant un désirant (« Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ? » SVII362 et le passage d’être désiré au désirant dans le SVIII), c’est que le névrosé a un problème de désir, quel est-il ? En quoi le désir insatisfait, impossible, prévenu, coupable (le désir est un rempart contre l’angoisse SVIII434) est-il incommode, faux, ou pernicieux ? Y aurait-il une façon normale et moins erronée de désirer, alors que ce qui cause le désir est par définition un objet partiel, ce qui invalide toute théorie de l’oblativité, nous l’accordons, et institue la perversion généralisée (à distinguer de la structure perverse) ? La cure ne vise-t-elle qu’une diminution quantitative de l’angoisse (ce qui n’est pas rien, déjà chez Freud la différence entre la santé et la maladie est d’ordre quantitatif) ou un autre rapport à son objet-cause en tant qu’il produirait la modification du rapport à l’autre/soi ? Autrement dit, pourrait-on concevoir, à côté des deux schémas dévoilant la structure du fantasme chez le pervers et le névrosé (SX62), un schéma du fantasme chez celui qui n’est ni névrosé, ni pervers, ni psychotique ? Il semble que ce schéma n’existe pas, est-ce à dire que c’est à l’intérieur de la structure névrotique que la cure travaille, si oui, comment ?
La thèse sur l’angoisse que Lacan présente au début du SX est qu’elle apparaît quand « l’unheimlich est ce qui apparaît à la place où devrait être le moins phi » (SX53), (-phi) étant en quelque sorte l’image négative, comme en creux, de l’objet a (cf schéma simplifié SX56).
Dans le texte de Freud Das Unheimliche, si l’inquiétant est bien expliqué, en ce qui regarde, par exemple, « la représentation d’être dépouillé de ses yeux » (OCXVI63), par l’angoisse de castration, il est, dans un deuxième temps, causé par le retour d’un refoulé familier (OCXV184) : l’angoisse dont il est question est ainsi explicitement reliée à l’au-delà du principe de plaisir, à ce que Lacan cernera par la notion de jouissance. Les données de l’élaboration lacanienne sont ici présentes.
Freud utilise peu après le début de son essai une référence à Schelling : l’inquiétant est ce qui devrait rester dans le secret, dans le monde du caché, et qui est venu au jour. Comment ne pas y voir une caractérisation, disons, romantique, des « créations miraculeuses » du délire schreberien, des oiseaux par exemple, qui apparaissent « dans la réalité » et « dans le réel », forçant ainsi le passage dans le réel symbolisé du réel non symbolisé (Ecrits, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, 560-561). C’est ainsi que « dans l’irréel, c’est le réel qui les [les hommes] tourmente » (SX95) et non l’inverse. Comme je l’indique dans mon texte précédent, le fait psychotique est le débordement du réel dans la réalité, soit de l’inconscient dans la réalité qui devient singulière et non plus commune (les autres n’entendent pas « Truie »).
Ce n’est pas par hasard que cette association d’idée apparaît, entre l’inquiétant et l’hallucination auditive : d’abord, l’objet a est du côté de l’image réelle du schéma, tout comme le signifiant halluciné apparaît dans le réel, ensuite, si la Verwerfung est à l’origine de l’apparition du verwirft (le corps morcelé dans le cas de Truie), il y a également une Verwerfung à l’origine de l’angoisse. En effet, il y a une distinction à admettre entre l’angoisse comme modalité du rapport au désir (angoisse névrotique ou dans le quotidien lors du surgissement du désir) et l’angoisse comme produite par l’Unheimlichkeit, elle consiste en ceci que la seconde permet la saisie (plus facile dans la fiction romancée que dans la réalité, c’est-à-dire dans la fiction du névrosé SX61) de ce qui fonde la première : fonder la première par la seconde est en tout cas la seule façon de prendre au sérieux l’idée selon laquelle l’orientation de la cure par l’objet a permet de dépasser le roc de la castration, ce en quoi Lacan trouverait la clé de ce que Freud appelle dans L’analyse avec fin… « l’énigme de la sexualité » (l’objet a n’est ainsi rien de moins que ce qui doit nous délivrer la solution de l’énigme de la sexualité). La forclusion en question est à chercher du côté de la conception lacanienne du sujet : ce n’est pas seulement une Vorstellungsrepräsentanz (article de Freud sur l’inconscient dans la Métapsychologie) qui serait refoulée (ce qui devrait rester dans le monde du caché selon Schelling), c’est le sujet lui-même qui est refoulé, et sur le mode de la forclusion, de l’exclusion structurelle. Le sujet est donc d’ordinaire verwirft. L’apparition de l’unheimlich correspond ainsi à la fin du désir, désir qui suppose que la place du manque (-phi) reste vide. C’est la fin du désir car le sujet devient alors un objet : si le sujet s’incarne, il devient un objet, par exemple un « objet précieux excrémentiel » (SVIII248), une merde.
La notion d’objet a doit permettre de définir la structure de la névrose, et elle donne un contenu à l’idée de l’objet perdu freudien. Un cas clinique de Geneviève Morel dans Ambiguïtés sexuelles (32-33) illustre à la fois ce prolongement et l’innovation lacanienne : Valérie ne cesse de vivre des ruptures amoureuses. Elle disait : « Dès que j’ai une relation, j’attends la rupture ! J’ai l’impression que c’est la seule chose qui compte. » Son père partait régulièrement en voyage lorsqu’elle était enfant et la laissait seule avec sa mère (celle de Valérie). Les départs du père faisaient l’objet d’une amnésie infantile sélective, ils étaient « en blanc dans son inconscient », dit Morel. Une série de rêves permit de reconstruire que, durant les absences du père, Valérie couchait dans le lit de sa mère : la rupture avait ainsi la signification d’une « jouissance incestueuse avec la mère », « commémorée à chaque rupture avec un amant ». La rupture a ainsi valeur de jouissance : « c’est un exemple de ce que Lacan appelle l’objet a ».
Le sujet est d’ordinaire verwirft, c’est-à-dire dans le glissement incessant d’un signifiant à un autre, une fois l’identification primaire au trait unaire opéré. La forclusion du sujet a pour visée que l’Autre (« l’Autre réel », dit Lacan, c’est-à-dire l’Autre qui n’est pas que parole, SV365) ne sache pas ce qu’il en est du sujet (SX79) et le fonctionnement du signifiant est de l’ordre de la tromperie (« des traces faussement fausses » SX78), de la duperie, à dessein, comme dans une lutte à mort avec l’Autre. Cette lutte n’est plus seulement imaginaire comme chez Hegel, mais est à la fois symbolique et réelle, symbolique puisqu’il s’agit du sujet et de l’Autre, réelle puisqu’il s’agit de l’Autre réel (rappel de ceci que l’Autre jouit) et que le trait unaire, roc de l’identification du sujet, est ce qui apparaît « dans le réel » (SIX182-183 : le trait unaire est l’initium de l’expérience de l’univers du discours par le sujet).
Peu après un événement important, je fis le rêve suivant : je m’apprête à raconter en long, en large et en travers, cet événement à mes amies dans le cadre de mon travail, la première amie est en face de moi, la seconde est hors-champ au-delà de la gauche du plan du rêve, et au fil de mon discours, la scène du rêve se déplace vers la gauche, entre la première amie et la seconde, et se fixe sur l’entrée du couloir qui les sépare, sur le vide, l’obscurité et le silence, entrée encadrée, comme l’est un trou par ce qu’il troue, encadrée par les bords des murs limitant le couloir. Le regard fixé sur cette béance sombre et inquiétante signe la fin du rêve, et le réveil dans l’angoisse palpitante. Ce rêve illustre « le surgissement de l’heimlich dans le cadre (SX91). En cohérence avec l’anecdote suivante rapportée par Freud quant à son petit-fils (cet enfant demande à sa tante de parler afin de calmer son angoisse de/dans l’obscurité, car « quand quelqu’un parle, il fait clair » (Trois essais sur la théorie sexuelle, OCVI, note 1, 163), l’angoisse survient dans et par la mise en échec de la parole, de la métaphore et du signifiant. Ce rêve met en image à la fois le pas-de-sens sur lequel nous trompe le signifiant, et le vide qui indique la présence de l’Autre au-delà des petits autres.
Le passage incessant d’un signifiant à l’autre, passage qui laisse le signifiant recouvert, est le fait du phallus. Le phallus est en effet « la barre qui par la main de ce démon [celui de la Pudeur] frappe le signifié », il est le signe « de la latence dont est frappé tout signifiable », et le signifiant de l’élévation à « la fonction de signifiant » (Ecrits, La signification du phallus, 692). C’est ainsi que la question du sujet nous fait passer du phallus imaginaire comme ce qui manque à l’image, ce qui troue l’image, au phallus symbolique, grand phi, signifiant de la loi du signifiant. Ce qui dans les SIII et SV assumait le capitonnage structurel, donc stable, même si plus ou moins défaillant, du réel par le symbolique (la métaphore paternelle qui produit -du même coup ?- la signification phallique) devient A barré (que cet autre soit barré est-il ce qui fait tourner en bourrique le névrosé ? Car A barré est du côté du sujet dans le premier schéma de la division SX37).
Avec l’objet a, l’on passe dans le champ de la jouissance (l’Autre n’est pas seulement le lieu du signifiant), et l’objet a étant du côté de l’Autre, l’angoisse provient de l’apparition du sujet comme objet de la jouissance de l’Autre. C’est pourquoi (-phi) est « la place de la jouissance…en tant que partie manquante à l’image désirée » (Ecrits, Subversion…,822). L’on aimerait pouvoir articuler plus clairement le manque de l’image spéculaire et le manque de garantie du grand Autre (quant au vrai, quant à la bonne foi, quant à ce qu’est le sujet), manque de garantie qui met en route le désir (SVIII431).
De quelle jouissance est-il question ? A la fois de la jouissance d’organe et de la jouissance de l’Autre, qui est également le lieu d’une division (SX37). Nous retrouvons la fable de la mante religieuse (déjà présente dans le SVIII256) et le « Que vuoi ? » auquel est soumis l’infans. La signification phallique est le sens que prend la jouissance. Mais alors quid de l’au-delà de la signification phallique ? L’on peut penser que c’est l’approfondissement et les modifications afférentes de l’enjeu du signifiant phallique qui permet de dépasser ce roc, à la fois théorique et pratique. Mais l’objet a doit bien avoir à faire avec le réel de la jouissance, et non seulement avec son versant signifiant, pour que le désir ait l’angoisse pour coeur.
C’est entre trois « thèmes » (SX67) que le discours de Lacan sur l’angoisse chemine : la jouissance, la demande, et le désir de l’Autre (ce qu’est l’analyste pour l’analysant) (SX68). La fable de la mante montre en quoi la jouissance de l’Autre est dangereuse, car elle implique la destruction de l’objet (SVIII255). Le danger de destruction semble prototypique du rapport du sujet à la jouissance de l’Autre et a comme reste de la division de l’Autre semble garder cette dangerosité et le caractère angoissant qui lui est consubstantiel (ce en quoi l’on retrouve l’angoisse comme signal du danger pour le moi).
Il faut faire tenir ensemble les deux positions suivantes : le désir barre l’accès à la jouissance (SX98) et l’objet a, objet-cause du désir, se rapport au reste de jouissance une fois barrée par la castration et la signification phallique (Morel, 32). C’est un petit quelque chose, ce qui reste de la castration, mais ce petit quelque chose change tout à l’enjeu théorique (et pratique ?) de la cure, s’il permet de lâcher le phallus, de lâcher la barre. La notion d’objet a permet de dépasser la castration en ceci qu’il est le reste de la castration et polarise, en tant qu’il dit quelque chose de là où s’accroche la jouissance du sujet, son éros.
Une fois encore s’illustre l’idée exposée dès le SVII selon laquelle le désir et la loi ne font qu’un, ici sous la forme du désir et de la jouissance (le désir me fait rechercher ce qui m’est interdit). L’angoisse fondamentale apparaît-elle quand s’incarne sur le plan imaginaire ce qui est interdit ? Cet interdit est-il nécessairement incestueux, et en quel sens ?
Le rapport du névrosé à la castration est défini comme suit : le névrosé recule devant « faire de sa castration ce qui manque à l’Autre » (SX58). Cette phrase est ambigüe car l’on peut la comprendre de deux manières : ce qui manque à l’Autre est ce qui me manque, ou : ce qui manque à l’Autre est le fait que je sois castré. Le névrosé semble refuser la dialectique entre A barré, qui se trouve du côté du sujet dans le premier schéma de la division (SX37 : ce qui veut dire que ce à quoi le sujet a affaire est le manque de garantie du vrai et du bon), et S barré, qui est du coté du grand Autre dans ce même schéma (ce qui signifie que c’est la forclusion du sujet qui divise le grand Autre).
L’on pourrait penser que le névrosé refuse tout bonnement la castration de l’Autre, c’est-à-dire que le signifiant est inadéquat à produire le sens, que la métaphore ne permet pas de saisir, par définition, l’objet métonymique qu’il est, qu’il n’y a pas de grand Autre fiable, qu’il n’y a que de la fiction. (Le refus radical, structurel, de A barré ne désigne-t-il pas la psychose, puisque l’Autre, alors, parle tout seul ?)
Mais la définition de ce que refuse le névrosé dit davantage ou autre chose que cela. Le signifiant du grand Autre barré est associé sur le graphe à la jouissance, ce qui signifie que le symptôme est accroché à autre chose que le signifiant (La forclusion du Nom-du-Père, Maleval, 97), la cure doit ainsi s’orienter sur autre chose que sur l’interprétation des vouloir-dire. Cela signifie aussi que ce n’est pas par sa version signifiante que l’objet a fracasse le narcissisme, mais par son rapport au réel de la jouissance.
L’on peut relier la division de l’Autre et la jouissance en passant par la Spaltung de l’Autre présentée dans La signification du phallus : l’Autre étant divisé tout comme le sujet, ou plutôt la Spaltung de l’Autre entre demande et désir étant ce qui institue le sujet dans son rapport à l’Autre, à la fois comme lieu du signifiant (et au phallus comme signifiant de ce lieu) et comme jouissance (l’Autre est jouisseur et questionneur SX76), le sujet a affaire à la jouissance de l’Autre en tant que la jouissance est le cœur extime (telle la Chose) qui polarise le désir de l’Autre, désir qui chute de sa demande. Si l’Autre n’était pas divisé, il ne désirerait pas, et l’enfant ne pourrait pas être parasité par le désir maternel et le signifiant phallique. Quid des effets de la psychose parentale (la psychose, raté de la division, empêche-t-elle que l’enfant soir l’objet a de la mère et, par ailleurs, si l’enfant est l’objet a de la mère, n’est-il pas l’objet d’angoisse par excellence) ?
L’on peut interpréter la phrase de Lacan comme voulant dire que le névrosé a du mal à intégrer la dialectique des sexes et du désir, et l’on part de l’hypothèse que la cure doit agir sur le désir de l’analysant. Cette dialectique est celle dans laquelle le psychotique n’entre pas ou pas sur le même mode, d’où l’interprétation psychiatrique de la volonté de changer de sexe comme signe de psychose, ce que Morel élabore autrement dans son essai sur la psychose et la sexuation. Cette dialectique est décrite à la fin de La signification du phallus : selon elle, le manque phallique de l’un est leurré par le petit autre, ce qui permet le désir de l’autre au sens du génitif objectif (ce que je désire est ce qui manque au corps de l’autre, et qui est le reflet de ce qui reste investi de moi SIX139). Cette dialectique du désir impose de traduire, dans la phrase initiale de Lacan, « ce qui manque à l’Autre » par « ce qui manque à l’autre ». L’on peut penser que la cure du névrosé conduit à l’acceptation de la castration de l’Autre (mais nous avons vu que la citation disait davantage), ou de la nature perverse du désir (causé par un objet partiel), ce qui conduit au savoir de la duperie du désir du petit autre, ou de l’insatisfaisable, ce qui conduit à l’arrêt du leurre de l’objet comblant. Si la structure du névrosé est la plus normative possible, quel modification, non pas de la structure, mais sur ou en la structure, vise la cure ? Et qu’est-ce que l’approche de l’objet a modifie dans la structuration de l’inconscient chez l’analyste en formation ?
Quant à la direction de la cure, si l’acte de l’analyste doit pouvoir échapper à la seule logique métaphorique, et que l’objet a, malgré tout, ne peut venir au jour que métaphoriquement (car c’est ainsi que l’identification fonctionne, cf la gerbe de Booz en position de sujet SIII257, ou, ailleurs, l’objet a vient au jour métaphorique SIX131), est-il question, quant à l’approche de l’objet a dans la cure, d’une autre sorte de métaphore que la gerbe de Booz ?
Séverine Thuet.
Photo : Jude Law dans The new Pope de Sorrentino.
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