Cartel du 27 Juin 2016
Leçons du 22 Février et du 1er Mars 1967.
On manque d'un dieu. Ce vide qu'on découvre un jour d'adolescence, rien ne peut faire qu'il n'ait jamais eu lieu. L'alcool a été fait pour supporter le vide de l'univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l'espace, leur silencieuse indifférence à l'endroit de votre douleur[1].
La fracture de l'Autre[2], fruit théorique de l'élaboration de l'aliénation, éloigne d'une distance irréductible l'Autre lacanien du dieu des philosophes, du dieu dont Duras dit ici qu'il manque.
Et ce n'est pas par hasard que c'est à l'adolescence qu'elle marque la découverte de ce manque : lorsque se joue pour le sujet le fait de se situer dans le monde, c'est-à-dire de s'arranger pour être à peu près ce qu'il a admis qu'il était, un homme quand il se trouve être du sexe masculin, ou une femme inversement[3], c'est-à-dire au moment où se met en place une politique subjective de la castration.
Comment mettre en rapport la fracture de l'Autre et le rapport anharmonique des deux sexes ?
Nous en sommes au point où Lacan se propose d'affronter le paradoxe suivant : l'Autre est ordinairement éliminé en tant que champ clos et unifié et pourtant la pratique du langage en psychanalyse est solidaire d'une émanation de ce champ de l'Autre[4]. Il doit ainsi rendre compte en termes de notre logique, qui est une sub-logique[5], du surgissement nécessaire de ce lieu de l'Autre en tant qu'il est ainsi divisé[6]. Il s'agit donc en tant qu'analyste d'être à la hauteur de ceci : que l'Autre, le grand Autre traditionnel, n'existe pas et que pourtant il a bien une Bedeutung, à savoir, la structure, en tant qu'elle est réelle[7].
C'est l'enjeu de son élaboration de la pratique analytique : faire passer la fonction de l'analyste de A[8] à a[9].
De "A" : la théorie et la pratique analytique ont succombé à la valeur fascinante de la fonction unifiante de cette présence de la mère : ... toute la situation analytique a été conçue comme se fondant sur l'idéal de cette fusion unitive, ou de cette unification fondante ... qui est censé avoir uni pendant neuf mois ... l'enfant et la mère.
A "a" : le petit (a), dans le chemin que trace l'analyste, c'est l'analyste ! En d'autres termes, le psychanalyste doit ouvrir son sens d'être le déchet pratique de la psychanalyse[10].
Car l'obscurantisme consiste à faire se profiler l'Autre derrière quelque objet que ce soit[11].
Si l'assimilation de l'altérité à l'Autre maternel unifiant conduit à une méconduite de la cure analytique, c'est parce qu'elle est une erreur sur le plan théorique : la pratique analytique référée à la théorie de la relation d'objet méconnaît exemplairement la radicalité de l'altérité de l'Autre.
C'est pourquoi lorsque Duras réfère le manque d'un dieu au balancement et à la silencieuse indifférence des planètes à notre encontre, elle vise juste d'une certaine manière. Lorsque Lacan pose, en 1955, au moment d'introduire le grand Autre, la question de savoir pourquoi les planètes ne parlent pas, c'est l'occasion pour lui de poser la radicalité de cette altérité, qui produit la différence entre un homme et une planète. Ce qui s'illustre par exemple dans le fait que, au sortir d'un séminaire, il n'en était pas content, mais les autres l'étaient, il ajoute alors : si les autres sont contents, c'est le principal. C'est en ça que je diffère d'une planète[12]. Cet autre n'est pas le rival imaginaire du moi : il y a ici une différence radicale entre ma non-satisfaction et la satisfaction supposée de l'autre. Ce n'est pas seulement que l'autre est autre que moi tout en appartenant au même registre.
S'introduit ici la jouissance de l'Autre, qui constitue le fond du Che Vuoi de l'angoisse. Penser les processus analytiques dans le registre de l'imaginaire fait des hommes des lunes, ce que faisait Hitler dans Mein Kampf[13], ainsi que le ferait toute psychanalyse qui ne prendrait pas acte de la singularité du rapport de l'homme au langage : on confond le moi et le sujet, et on fait du moi une réalité, quelque chose qui est, comme on dit, intégratif, c'est-à-dire qui tient la planète ensemble[14].
Il s'agit à la fois de maintenir l'Autre comme altérité radicale et de construire logiquement le seul objet auquel se réduit in fine le sujet, à savoir le petit a.
Subsiste malgré la chute de l'Autre un champ de la vérité, puisqu'il y a une solidarité entre la pratique radicale du langage et un mode d'émanation du champ de l'Autre.
Ceci peut être appliqué au discours de Lacan lui-même : qu'est-ce qui légitime l'atopie sans précédent de son discours sur le psychanalyste ? Il le formule lui-même : qui suis-je pour oser une telle élaboration ? La réponse est simple : un psychanalyste. C'est une réponse suffisante, si l'on en limite la portée à ceci que j'ai d'un psychanalyste la pratique[15]. L'on remarquera la décomplétude du lieu justifiant une production de savoir et la réduction de la vérité à l'effet qui peut en résulter pour ceux qui l'écoutent.
L'Autre est le champ de la vérité, marqué par la castration[16] : où se marque la castration dans le discours de Lacan, outre son contenu, qui s'élève à la hauteur de la fracture de l'Autre, et dont l'anti-pédagogie est congruente avec son objet ? Rien ne serait plus antinomique au savoir produit par sa théorie non théologique[17], sans Dieu qui sait, que de prendre son discours comme non marqué d'un manque, comme champ clos et unifié, et ce manque est la place de notre désir d'analyste et de l'acte analytique.
C'est l'adresse de l'acte à l'Autre qui fait subsister la dimension de la vérité, en d'autres termes, l'acting-out : il se situe à cette place - élidé - où quelque chose se manifeste du champ de l'Autre éliminé, que je viens de rappeler sous sa forme de manifestation véridique[18].
S'introduit alors la notion freudienne majeure qui permet à Lacan de développer la logique du fantasme : la répétition, qui postule l'insatisfaction originelle et structurelle fondant la nature du désir humain et qui, par conséquent, implique ce que doivent être les fondements de la praxis analytique : le primaire, de sa structure, ne fonctionne que d'un tout ou rien de trace. Aussi bien trompé dans sa prise, est-ce à cette trace qu'il "régresse" ... du psychisme, c'est l'insatisfaction qui est le premier constituant[19].
D'où la mise en question de la croyance en la satisfaction subjective dans la conjonction sexuelle et de l'indexation de la satisfaction à celle-ci présumée : Pourquoi...nous tenons-nous si fermes à l'assurance que derrière la satisfaction - à quoi nous avons affaire quand il s'agit de la répétition - est quelque chose que ... nous appelons satisfaction sexuelle[20] ?
Or, la réplétion digestive, c'est-à-dire la satisfaction orale, qui est en jeu dans l'image même de la satisfaction que présente l'enfant après le nourrissage, est bien plus à même de représenter la satisfaction dans sa complétude : la satisfaction orale est quelque chose qui peut endormir le sujet, à la limite, mais assurément il est concevable que ce sommeil soit le signe subjectif de la satisfaction[21].
Notons d'ailleurs que le caractère auto-érotique ou narcissique de la satisfaction ici mise en balance avec la sexuelle reprend précisément les termes en lesquels Freud est censé nous présenter la satisfaction issue de l'union des corps masculin et féminin.
Par ailleurs, la seule relation quasi satisfaisante est chez Freud celle de la mère et du fils, ce qui s'établit certainement sur l'absence de manque présent dans la relation de nourrissage.
En effet, l'établissement de nouveau but sexuel apparaissant à la puberté se présente ainsi chez Freud : la pénétration dans une cavité du corps excitant la zone génitale[22]. Le rapport à l'altérité relève de la structure du fantasme et absolument pas de cette définition, la zone génitale excitée étant évidemment celle qui pénètre et non celle qui est pénétrée.
La conjonction sexuelle est la conjonction de frottement de surfaces.
Il n'y a rien chez Freud qui légitime l'idée d'une conjonction réussie des sexes, qu'il s'agisse de cette description ou de la mise en évidence de la disjonction fondamentale des caractères sexués somatique, psychique et du mode de choix d'objet[23], ce qui pose les bases de la complexité et de la précarité de l'identification et de la conjonction sexuelles.
D'où le rapport anharmonique, qui s'oppose radicalement à une complémentarité mâle-femelle[24], et qui fait de la conjonction des rapports au phallus de l'un et de l'autre la conjonction de mesures incommensurables, tels des grammes et des degrés Fahrenheit, qui ne pourront jamais atteindre, quelle que soit l'opération exercée sur elles, la même grandeur[25].
C'est ce qui explique à la fois que l'originalité subjective de la relation sexuelle est l'idéal de la jouissance de l'Autre[26] (il s'agit du grand Autre et non du petit autre car il y a ici une différence radicale entre ma non-satisfaction et la satisfaction supposée de l'autre) et que l'acte sexuel est le point où la satisfaction s'avère le plus déchirée[27].
Nous sommes ainsi livrés à une jouissance qui peut apparaître comme auto-érotique, sauf qu'elle passe par l'Autre fracturé, ce qui est aussi le cas pour la satisfaction orale de toute façon. C'est ce qu'illustre Lacan au sujet de ce qui nous différencie des planètes dans le deuxième séminaire, lorsqu'il reprend l'idée qu'elles ne parlent pas parce qu'elles n'ont pas de bouche, comme certains psychotiques : l'érogénéité provient de l'Autre.
La castration passe donc par là, si je puis dire.
Le déchirement s'explique en trois temps.
- D'abord, c'est en tant que produit que le sujet s'engage dans la relation sexuelle : la fille comme le garçon, dans le rapport sexuel ... l'expérience de la relation subjective, en tant que l'analyse la définit comme oedipienne ... la fille comme le garçon y entre d'abord comme enfant[28]. C'est aussi pourquoi la conjonction sexuelle permet d'élaborer la notion de répétition.
Ce produit est le petit (a), et nous savons que l'enfant est le seul cas où l'objet du fantasme peut devenir réel, pour la mère[29]. C'est pourquoi, en tant qu'il est un acte, l'acte sexuel a un rapport avec l'existence du sujet[30].
- Ensuite, dans la conjonction sexuelle surgit la confrontation de ce produit et de l'idée de l'union unitaire et unifiante de l'enfant et de la mère : ce que le garçon ou la fille est comme produit, a à se confronter avec l'unité instaurée par l'idée de l'union de l'enfant à la mère[31].
De même que l'introduction du phallus comme objet du désir de la mère et comme objet appartenant au père ou au tiers rompt la fusion incestueuse de l'enfant et de la mère, le phallus introduit le manque dans la fusion idéale rejouée du couple. Car la mère comme sujet, c'est la pensée de l'Un du couple[32].
Pourvu qu'il fut introduit auparavant, car, si l'inceste nous fait toucher du doigt que l'acte sexuel instaure quelque chose qui est sans retour pour le sujet[33], cet acte pourrait bien n'être que la répétition du défaut de castration maternelle. C'est donc comme reste que le sujet entre dans la conjonction sexuelle, en tant qu'il n'est pas psychosé.
Le résidu que désigne la fonction du a équivaut à celle de la jouissance, en tant que la jouissance s'institue de son évacuation du champ de l'Autre, donc la fonction du a équivaut au poids de l'Autre dans son ensemble[34], d'où la fonction de la jouissance de l'Autre spécifique de la névrose, jouissance que Lacan réfère lors de l'examen de la conjonction sexuelle dans notre séminaire à l'idéal.
C'est donc l'objet a qui fait le lien entre l'Autre fracturé et le rapport entre les sexes : la fonction de a équivaut au poids de l'Autre évacué de la jouissance et le sujet comme l'Autre, pour chacun des partenaires de la relation, ne peuvent se suffire d'être sujets du besoin, ni objets de l'amour, mais qu'ils doivent tenir lieu de cause du désir[35].
Si le pervers établit une communication élective avec l'Autre en faisant apparaître l'objet qui comble le trou de l'Autre, se distingue-t-il du névrosé en ceci que l'objet apparaît dans le réel, et non seulement dans le symbolique ou le fantasme ?
- Enfin, et c'est ce qui fait qu'il y a un rapport structural entre ce que Freud nous désigne autour de la satisfaction sexuelle et le statut du sujet[36], quelque chose de la relation sexuelle peut symboliser l'élimination du reste de la division entre l'Autre et le sujet, division qui fonde le statut du sujet : c'est en tant qu'organe siège de la détumescence que, quelque part, le sujet peut avoir l'illusion, assurément trompeuse, mais pour être trompeuse elle n'est pas moins satisfaisante, qu'il n'y a pas de reste, ou tout au moins, qu'il n'y a qu'un reste parfaitement évanouissant[37].
Si, d'une part, l'organe ici en question n'est pas désigné comme étant l'organe phallique, appartenant dans des mesures distinctes aux deux sexes, mais bien le pénis, l'on peut se demander si le statut du sujet mâle ne serait pas distinct de celui du sujet femelle.
Ou si la femme n'est pas aussi structurellement spectratrice de la tromperie.
Et, si, d'autre part, l'imagination du sujet de la connaissance est une forgerie de mâle, c'est que ce n'est pas de la même façon, malgré ce qu'en dit Lacan, que l'élément-tiers est perdu pour lui comme pour la femme[38] quand il y a détumescence. D'ailleurs, dans la conjonction sexuelle, la femme n'y perd rien puisqu'elle n'y met que ce qu'elle n'a pas, et que littéralement elle le crée[39].
Ou alors, la pensée est bien de l'ordre phallique, et, comme le disait Freud, la femme serait moins apte à la sublimation et la femme intellectuelle est en vérité un homme.
Pourtant, c'est toujours par identification à la femme que la sublimation produit l'apparence d'une création.
S'agit-il, entre Freud et Lacan, d'un passage à l'assomption du factice ?
C'est justement la sublimation qui va permettre d'éclairer la satisfaction de la répétition[40], à suivre donc.
Séverine Thuet
[1]La Vie matérielle, Marguerite Duras, 1987, p. 25. [2]L'Autre comme tel est fracturé, La logique du fantasme, éd. Staferla, p. 95. [3]Les Psychoses, J. Lacan, éd. du Seuil, p. 96. [4]La logique du fantasme, p. 102. [5] Ibid., p. 105. [6] Ibid., p. 96. [7] Ibid., p. 84. [8] Ibid., p. 114. [9] ibid., p. 78. [10]La Méprise du sujet supposé savoir, 1967. [11]La logique du fantasme, p. 109. [12]Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, éd. du Seuil, p. 276. [13] Ibdi., p. 275. [14] Ibid., p. 282. [15]La Méprise du sujet supposé savoir, 1967. [16]La logique du fantasme, p. 76. [17]Theoria : serait-ce la place au monde de la théo-logie ?, La Méprise du sujet supposé savoir, 1967. [18]La logique du fantasme, p. 103. [19]De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité, 1967. [20]La logique du fantasme, p. 104. [21]Ibid., p.111. [22]Trois essais sur la théorie sexuelle, S. Freud, 1905, OC VI, p. 160. [23]De la psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine, S. Freud, 1920, OC XV, p. 261. [24]La logique du fantasme, p. 111. [25] Ibid., p. 112. [26] Ibid., p. 115. [27] Ibid., p. 111. [28] Ibid., p. 113. [29] Note sur l'enfant à Jenny Aubry. [30]La logique du fantasme, p. 107. [31] Ibid., p. 115. [32] Ibid., p. 107. [33] Ibid., p. 106. [34] D'un Autre à l'autre, éd. du Seuil, p. 248 et 249. [35]La signification du phallus, in Ecrits, 1966, p. 691. [36]La logique du fantasme, p. 116. [37] Ibid., p. 115. [38] Ibid., p. 116. [39] Ibid. [40] Ibid., p. 105.
Kommentarer