Université Paris-Diderot
U.F.R. d’Etudes Psychanalytiques
Mémoire de M2 Professionnel de Psychologie
Domaine Sciences Humaines et Sociales
Parcours Adultes
La fixation pédophile d'un sujet schizophrène : rempart ou précurseur de l’acte ?
Direction : Alain Vanier
Jury composé des Professeurs Alain Vanier et Paul-Laurent Assoun
Séverine Thuet
2015/2016
…l’occasion d’un retour de la théorie chenue à l’expérience éternellement verdoyante.
Névrose et psychose, S. Freud, 1924.
Introduction, ou penser l'acte comme possible. p. 4
Le déguisement, ou ce qui ne se voit pas. p. 14
L'ambition d'être soi, par l'A/autre. p. 26
Encore un effort de division. p. 41
Le point de certitude, ou l'impossible perversion. p. 53
Pour conclure, l'indécidable. p. 69
Bibliographie. p. 75
Introduction, ou penser l'acte comme possible.
Si les psychanalystes ayant pris en charge des auteurs de violence condamnés par la justice se sont efforcés de produire des modèles théoriques afin de penser les raisons de l'acte criminel, c'est, au-delà des nécessités de prendre la position d'expert en vue que le justice ne se passe ou de la position d'être chargé de leur soin obligatoire, afin d'inclure les criminels violents dans le registre de la raison et ainsi de l’humanité, de mettre au jour les fondements des inconséquences, ... extravagances et ... folies des hommes[1]. Or, ce qui fait symptôme au sens psychopathologique ne recouvre pas nécessairement ce qui fait symptôme pour la société et se trouve l'objet d'un traitement judiciaire. Par exemple, la conservation d'images pédopornographiques, qui implique l'autre dans le fantasme mais pas l'emprise par soi-même d'un autre dans la réalité, est criminalisée par la justice : que le mineur représenté soit un être humain existant ou qu'il ne soit qu'une représentation. Les vidéos mangas pédopornographiques tombent ainsi sous le coup de la loi pénale, alors même qu'aucune captation violente du corps d'un autre n'ait lieu. L'imaginaire tombe sous le coup de la loi et, en même temps, ce n'est pas la fantasmatisation qui est condamnée : l'acte criminel au sens judiciaire est dans le recel et la conservation d’images illégales, alors que l'acte pervers semble être, pour le névrosé en péril par exemple, dans la recherche de la jouissance scopique de ce qui est normalement refoulé.
Si le symptôme a sa logique propre, cela n'implique pas que l'agir puisse être indexé à une structure spécifique.
Même le névrosé pourrait s’adonner à l’agir criminel, comme le montre par exemple Gérard Bonnet dans Psychanalyse d’un meurtrier. Il y relate comment il prend en charge, après dix années d’internement psychiatrique, un homme ayant tué au couteau sa voisine, alors qu’il était âgé de dix-sept ans. Selon Bonnet, la cure analytique a permis aux motifs inconscients du symptôme producteur de l’acte d’être mis à découvert, en l’occurrence la hantise du sujet par une figure grand-maternelle forclose du discours familial et brutalement incarnée par la voisine. Ses motifs étant mis à découvert, le symptôme est, selon le psychanalyste, moins susceptible de se reproduire à l’identique[2].
Si l'indexation de l'acte à une raison de nature structurelle ou organisationnelle paraît nécessaire à celui qui prend en charge l'auteur de l'acte, c'est en raison de la nature du symptôme, qui se réfère à autre chose que lui-même et dans ce cas précis c'est la hantise, plutôt que l'assassinat, qui serait le symptôme à élucider.
Si cet acte nous place, dans sa réalité matérielle, hors sens, l’appropriation de son acte par le sujet est susceptible de donner du sens à l’acte lui-même. L'on pourrait dire ici que l'acte est l'issue d'une modification quantitative et qualitative de la pulsion, débord du fantasme qui déborde la névrose, et non nécessairement le signe de la naissance d'une puissance criminelle. Il reste que le fantasme relevait déjà du quasi-délire, revenait déjà du dehors sous forme d'hallucinations verbales ébauchées, donc le registre psychotique du rapport au réel était déjà en jeu. Ce qui cause l'acte est de nature psychotique : quelque chose de forclos du symbolique revient dans le réel. Pourtant, la prise en charge, demandée par le patient, relèvera de la cure psychanalytique classique du névrosé.
Il faut donc distinguer le registre de l'acte de la structure du sujet auteur de l'acte.
Trouver après-coup dans une organisation psychique les conditions d’un passage à l’acte unique n’est pas la même chose que d’avoir pu établir une disposition à l’agir, comme dans la théorie des états-limites, qui fait de cette disposition le signe d'une structure intermédiaire entre névrose et psychose. Même si, comme le dit Paul-Laurent Assoun, l’acte criminel résulte à première vue d’un désabonnement de l’inconscient[3], il reste que, selon le même auteur, si le crime n’est pas réductible à un symptôme, les modalités symptomatiques en requièrent le recours à une causalité psychique inconsciente[4]. Pour François Sauvagnat, il n’y a au contraire pas de corrélation entre la structure du sujet, les phénomènes cliniques, et le type de passage à l’acte. Ceux-ci peuvent être de trois types, des crimes du surmoi (sentiment de culpabilité, paranoïa, mélancolie), du ça (schizophrénie, hébéphrénie), ou du moi (moi infatué, plus psychose ou non)[5].
Dans le cadre de notre stage dans un centre de ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violence sexuelle, la rencontre avec le patient S. met en question cette répartition des origines logiques des crimes, la distinction structurale entre perversion et psychose, ainsi que la pensée de l'acte comme échec du discours. En effet, nous avons affaire à un possible conflit à l'intérieur du surmoi, à un discours pervers chez un sujet psychotique, et à un discours qui est susceptible de prendre la place de l'acte.
La question du narcissisme est impliquée dans la plupart des théorisations relatives au psychisme des agresseurs sexuels, qu’il soit en défaut, en excès, ou l'objet d'une schize.
A la fin de la construction d’une typologie libidinale, en 1931, Freud rapporte les types venant d’être élaborés aux maladies qui, à l’extrême, peuvent en résulter. A côté des types érotique et par contrainte se trouvent les types narcissiques, dont Freud dit la chose suivante : Les types narcissiques qui, en dépit de l’indépendance qu’ils ont par ailleurs, sont exposés au refusement de la part du monde extérieur, comportent une disposition particulière à la psychose, tout comme ils offrent aussi des conditions essentielles pour la criminalité[6]. Sont mises en regard psychose et criminalité comme pouvant résulter, à l’extrême, du narcissisme organisé comme type. L’enjeu du texte de Freud sur les types libidinaux est de combler l’abîme présumé entre le normal et le pathologique, ce qui est très important en ce qui regarde les auteurs de violence sexuelle, qui sont souvent diabolisés, rejetés hors de l’humain, pour la raison qu’ils forcent le refoulement constitutif de la névrose, ce à quoi s’ajoutent les revendications de la société du préjudice.
Or, la rencontre avec le patient S. met directement en question la partition entre psychose et criminalité perverse, non au sens où il serait un criminel psychotique avéré, interné de manière coercitive après un jugement qui l’aurait reconnu auteur d’un crime et non responsable pénalement, mais au sens où, tout en se reconnaissant schizophrène, il vient demander de l'aide afin de crever l'abcès au sujet des idées pédophiles qui l'obsèdent et laisse planer le doute sur un passage à l'acte passé. Sa tendance est, dans ses formules, moins affichée comme étant celle du viol que celle de la violence, mais la sexualité est centrale dans des récits qu’il peut faire ou construire de ses rencontres avec des enfants.
Les consultations qui ont permis cette rencontre eurent le cadre suivant : la criminologue, directrice d'un centre de ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violence sexuelle[7], fut appelée en tant que spécialiste à participer à quelques unes des séances de S. avec son psychiatre, à la suite d’un discours répétitif révélant des élans pédophiles. Plus important encore est qu’une fois que son psychiatre lui ai dit qu’il faudrait peut-être prendre au sérieux ce discours, le patient appela lui-même par trois fois le centre de ressources, afin de demander d’être pris en charge, à rebours de la procédure habituelle, selon laquelle le psychiatre fait appel lui-même au centre.
Son insistante demande de prise en charge de sa question nous met face au phagocytage de son activité psychique par l’obsession de l’enfant : S. exprime à de multiples reprises qu’il est insupportable de vivre avec ça, car dès qu’il voit un enfant, ça l’attire, il a l’impression d’être aimanté[8], variation haineuse de l'amant, il n’a rien de précis dans sa tête, pas de scénario, il a l’élan d’aller vers l’enfant, l’envie, pas de tendresse, mais de vengeance. Le cadre spécifique de la rencontre produit par définition l'orientation univoque, si ce n’est de son activité psychique, tout au moins de son discours : selon les mots du psychiatre, S. jubile car un spécialiste vient exprès pour lui, ce qui produit un renforcement narcissique.
Ce qui frappe au premier entretien est que ce discours fut et est pris aux mots par le psychiatre et la criminologue, en tant qu’il est chargé de la probabilité d’un passage à l’acte, voire de la signification du recouvrement d’un passage à l’acte passé, dont la criminologue cherche l'aveu. Or il me fut difficile au premier abord d’être dans cette certitude. En effet, ce discours est dispensé dans une platitude totale, et le transfert à l’institution du savoir médical est chargé d’une telle demande et d’un tel défi que le doute quant au statut de son discours ne peut qu’émerger. La différence radicale d’interprétation de son discours est pour le moins questionnante. Qui plus est, l’insistance de S. sur sa volonté que le suivi par la spécialiste ne se poursuive, malgré le changement de psychiatre à venir, suggère qu’autre chose pourrait être en jeu dans cette demande, autre chose que l’appel au secours vis-à-vis de ce qui à la fois anime et sature sa psyché. Ainsi, la disjonction psychose/criminalité est incarnée par la différence de nos réactions.
Le crime est considéré par Freud essentiellement en une modalité névrotique. Or le crime commis sous emprise hallucinatoire existe, et les actes des criminels récidivistes sont souvent référés à une psyché dominée par le clivage entre le sujet et son acte, sans que ce clivage enchaîne le sujet à une structuration psychotique du rapport à la réalité.
Avec S. nous n'avons pas seulement affaire à la dialectique entre l'acte et la structure : s'introduisent entre les deux le discours et la demande de soin. Et si l'Abilify est ce qui, selon S., l'empêche de passer à l'acte, cet inhibiteur n'est pas suffisant pour étancher sa demande. Ni les psychotropes, ni la psychologue, ni le psychiatre, ni le psychanalyste passé, ne sont à même d'étancher sa demande vis-à-vis de l'institution du savoir, du soin et de la loi.
C’est pourquoi nous nous demandons si le discours et la demande de S. ne constitueraient pas un moyen de se défendre contre et de la possibilité de l’acte. Il se défend contre cette possibilité au sens où il refuserait de s'y livrer, tout au moins dans le secret. Mais il se défend aussi dans le sens de s'en défendre, c'est-à-dire que par le truchement de sa demande de soin il se dédouane, se déresponsabilise, de la possibilité de l'acte. Il cherche à s'en défendre au moyen du détour par nous.
Du type narcissique, Freud dit la chose suivante : à partir de ce type on ne serait guère parvenu à établir l'existence d'un surmoi[9].
Or il semblerait que la psychonévrose narcissique, et plus spécifiquement, la schizophrénie de S., présente un développement ou une construction surmoïque particulière, qui remet en cause l'absence de dépendance vis-à-vis du monde extérieur. L'absence de surmoi en tant qu'identifié à l'idéal du moi, ce qui était le cas en 1914, absence conduisant, dans une première élaboration, à la perversion[10], l'on pourrait penser que du narcissisme exacerbé et non porteur de contradiction interne du psychotique se déduit le discours dit pervers. Sauf que, d'abord, selon son psychiatre, ce discours est rarement observé chez les schizophrènes en traitement par l'institution psychiatrique, ensuite, la perversion comme défense contre l'effondrement psychotique est une défense souvent efficace, qui réussit, enfin, l'élan de S. vis-à-vis des enfants ne peut pas être sans examen mis sous l'égide de la perversion.
Car, selon S. André, les actes ou comportements dits "pédophiles" peuvent se produire ... dans le cadre de toutes les structures cliniques que la psychanalyse permet de distinguer : les névroses, les psychoses et les perversions[11]. Et l’on peut se demander si, en l’occurrence, il s’agit de la variation schizophrénique de la position perverse ou de la variation perverse de la position schizophrénique.
Ainsi c'est premièrement à la schizophrénie que les discours et demande de S. posent question. Quel statut conférer au discours tout autant pédophilique que pédophobique du sujet psychotique, est-il une tentative de recréer un rapport au monde, donc de guérison ? Car la possibilité concrète de ce qu’affirme vouloir faire S. ne suffit pas à rejeter son discours hors de la sphère délirante, de la construction psychotique d’un rapport au monde, fût-il plat ou littéral ou tout simplement possible dans la réalité. La platitude de l'énoncé et de l’énonciation n’empêche pas le délire.
C'est, deuxièmement, aux tenants de la prise en charge institutionnelle qu'ils posent une question : sont-ils, en tant que recherche de surmoi réel, une tentative de refoulement sur un mode phobique, ou de névrotisation ?
Dans les deux cas se pose la question de la position à tenir face au discours et à la demande de S. : faut-il les encourager, au risque de donner un lieu d'accueil à sa jouissance ?
Le fait que le patient appelle lui-même le CeRIAVSif court-circuite la responsabilité de la direction de la thérapie par le psychiatre, et semble manifester la présence d’un écart dans le sujet entre ses impulsions, qu’il regroupe dans ce qu’il appelle un élan vers les enfants, et une autre instance psychique interne.
Cet écart paraît être à l’œuvre chez ceux qui appellent les réseaux mis en place dans d’autres pays, tel Stop it now, en Angleterre ou en Belgique, dans le cadre des programmes anti-pédophilie. Aux individus en proie à des désirs sexuels et d’emprise vis-à-vis des enfants, et qui ressentent ces désirs comme étrangers à eux-mêmes et périlleux pour leur santé psychique et/ou la société, ces programmes permettent de trouver un lieu de parole et de soutien dans leur effort de lutte. Ces initiatives anglo-saxonnes sont fondées sur le postulat de l’existence d’une partie saine du moi, constituée en recours thérapeutique, et visent à creuser l’écart entre l’idée, l’impulsion, l’obsession, d’une part, et le passage à l’acte, d’autre part.
La démarche d’un individu en proie à une telle contradiction paraît énigmatique à qui considère que la position subjective du pervers implique d’être l’auteur de la loi, du haut de son statut de sujet-supposé-savoir quant à la jouissance. L’acte du pervers est censé être comblant, comblant le vide de la division subjective[12]. Pour autant, le fantasme pervers, au sens freudien, ne signe pas la structure perverse. Un interdit surmoïque peut donc surgir chez le névrosé, produire un conflit interne douloureux de telle sorte qu’il conduira à une demande d’accompagnement afin de faire barrage à l’acte. Cette division subjective, entre une jouissance dont l’origine est inconnue et impérative, et l’empêchement angoissé qu’elle produit de vivre, aimer et travailler de par sa prépondérance dans l’économie psychique du sujet, signe la psyché névrotique.
L’énigme provient de ceci que l’interdit n’ait pas fait barrage a priori à l’émergence du désir dit pervers : cela remet en cause la généalogie de la partition structurale entre névrose et perversion. Le surmoi, qui peut enjoindre au crime du fait de la conscience de culpabilité inconsciente, est aussi ce qui interdit à tout jamais, dans la névrose, la satisfaction des pulsions perverses, nous dit Freud en 1916 dans Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique[13]. En effet, l’acte criminel pervers arrête la pensée en tant qu’il force le refoulement des pulsions perverses du névrosé. Le caractère d’être interdit à tout jamais pensé par Freud semble interdire tout aussi bien l’acte pervers exercé sans consentement que le fantasme pervers au sens du scénario meurtrier. Bref, cet interdit est l’interdit du crime et du crime sexuel a fortiori, celui-ci redoublant le forçage pulsionnel.
Le caractère définitif de l’interdiction de la satisfaction des pulsions perverses n’existe pas pour la mère prenant soin de son enfant[14], n’existe pas dans la vie sexuelle normale comme buts sexuels préalables[15]. Mais c’est bien en un autre sens que cet à tout jamais n’existe pas pour le psychotique et pour le pervers structuré comme tel.
Dans le cas des personnes faisant appel à Stop it now, la rumination des pensées, voire la jouissance prise au support pédopornographique, produisent un déplaisir[16] qui dépasse les bornes du supportable, et une angoisse telle qu’elle conduit l’individu à appeler à l’aide.
Si l’on suppose que la division subjective entre le sujet et l’Autre, division qui vide l'Autre de la jouissance[17], est comblée par l’acte du pervers, et non opérée par le sujet psychotique, comment comprendre la demande de S. ?
L’horreur de la jouissance à lui-même ignorée de l’homme aux rats[18], jouissance qui est le cœur visé par la cure analytique, n’est absolument pas ignorée par S. : lorsqu’il raconte s’être beaucoup masturbé sur des films pédopornographiques dans sa vingtième année, il exprime le fait que c’était à la fois agréable et insupportable, il dit que la vue du visage des filles était horrible. Le caractère d’être sans masque[19] de l’apparition du refoulé dans la psychose le rend comme improbable, car la tendance exprimée ici relève de ce qui est posé a priori comme relevant de la troisième structure, la perversion, qui, elle, avance rarement sans masque.
Il ne s'agit donc pas de préjuger d'un acte ou d'un comportement, mais d'un discours et du transfert à l'institution.
La question est de savoir quelle est la fonction de ce discours et de cette demande dans l'économie psychique de S. : constituent-t-ils un rempart contre l'acte ou un précurseur de l'acte ?
L'examen de cette question se fera en quatre temps. Dans le premier, nous chercherons en quoi le discours et l'activité de S. relèvent d'une construction qui pourrait constituer un rempart contre les éléments de poussée à l'acte, alors même que la réception de ce discours par l'institution risque de le figer dans une identité perverse. Dans le second, même s'il s'agit d'une construction-rempart, l'apparition d'éléments propres aux auteurs de violence sexuelle implique de chercher des éléments de psychopathie. Dans le troisième, apparaît l'essentiel de la position de S., qui fait consister un conflit surmoïque impliquant l'institution comme l’un des pôles du conflit, conflit qui prend le sens d'une recherche de butée à sa jouissance. Dans le dernier, il s'agit de considérer le caractère délirant de sa formule et de distinguer sa position de celle du pervers.
Le déguisement, ou ce qui ne se voit pas.
Des éléments de poussée à l'acte sont patents.
Ils se révèlent en premier lieu dans le mode en lequel S. présente sa demande à l'institution.
Lorsqu’il est question de poursuivre la prise en charge spécifique de la question pédophile avec la criminologue, S. annonce que s’il doit commencer à se poser la question de travailler ces questions, il ne sera plus prêt à les travailler, il finit par cette interpellation : Donc agissons ! Il écrit alors avec une grande application son adresse à l’adresse de la criminologue. Au moment où la question de passer à l’acte est précisément l’objet de la demande thérapeutique du patient, S., d’abord, met l’acte ou l’action en évidence, ensuite, fait de la prise en charge de l’acte un acte lui-même.
S. tient ardemment à être suivi par la spécialiste de l’acte car il y a urgence, il faut qu’il en parle, il veut crever l’abcès : il y a ainsi quelque chose de pourri en lui, qu’il s’approprie à la fois comme sien et comme étranger, qui le fait souffrir, et il demande une intervention extérieure, dont la visée n’est pas tout à fait claire. Car, somme toute, crever l’abcès en ce qui concerne un élan, une obsession, un désir, pourrait tout aussi bien relever de l’acte lui-même, dans le sens d'un "finissons-en" : crever l'abcès pourrait donner le signal du passage à l'acte en lieu et place du soulagement de l'âme dans l'aveu de ce qui la torture.
Aucune angoisse n'est produite par le discours de S., ni dans la relation thérapeutique avec son psychiatre, qui n’a jamais été mal à l’aise avec lui, ni dans les séances avec la criminologue. Rien n'indique que, dans la relation thérapeutique, S. occupe la place du pervers, c'est-à-dire celle du sujet-supposé-savoir, pour mieux mettre l'autre (le thérapeute) en position de sujet-supposé-jouir[20]. Le fait de rendre en quelque sorte public ce qui tiendrait lieu de fantasme, ce en quoi le pervers se distinguerait du névrosé en ce qui regarde le rapport du sujet à son fantasme, ne prend pas les apparences d'une tentative de séduction, de manipulation ou de corruption du partenaire[21], en l'occurrence, nous.
Si le symptôme est destiné à être interprété, c'est qu'il suppose le transfert, transfert dont Freud dénie l'accès aux malades atteints de dementia dans une lettre à Jung de 1907, dans la mesure où ils ne montrent aucun effet de ce dernier[22].
Or les rapports de S. aux différentes instances de l'institution psychiatrique, hôpital, C.M.P., C.P.O.A., et aux différents thérapeutes qu'il sollicite, présentifient l'opposé du retrait libidinal dans le moi, qui rendrait impossible le relation du psychosé avec le monde extérieur. D'ailleurs, ce n'est que dans la psychose hallucinatoire aigüe qu'au monde intérieur copie du monde extérieur est retiré la signification et qu'un nouveau monde, extérieur et intérieur à la fois, est autocratiquement crée[23]. Rien n'empêche que dans des cas moins extrêmes, des objets du monde extérieur demeurent investis par le sujet psychosé.
Ces rapports relèvent-ils du transfert, dont Freud nous rappelle qu'il se traduit par des effets ?
De sa précédente psychiatre, il dit qu'il était un peu amoureux, ce qui apparemment a causé un certain nombre de problèmes au C.M.P.. Par conséquent, à l'issue d'un récent déménagement qui conduit à ce que son suivi psychiatrique se retrouve à nouveau dépendant du même C.M.P., il sait qu'il ne reprendra pas la thérapie avec elle. Mais dès après la deuxième séance avec le nouveau psychiatre, il prend rendez-vous avec le chef de service du CMP afin d'en changer. Le service dit alors de lui qu’il est un patient très difficile.
De cet amour, il dit qu'elle l'a su car il a dû y avoir une fuite de quelqu'un. La mention de l'intervention d'un tiers dans le rapport libidinal entre le patient et le thérapeute a une tonalité persécutrice : quelque chose les a séparé, qui n'aurait rien à voir avec la force, voire la violence, du transfert érotique au médecin, qui refuse de le reprendre en charge et est sorti éprouvé de ce face-à-face, ni avec le collage à l'autre qui préside à ce transfert. La causation de la rupture par la fuite imaginarise pourtant le collage patient/thérapeute et la pression qui y est produite. Son déménagement implique l'arrêt des séances d'avec le psychiatre actuel du fait de la sectorisation administrative, ce que S. déclare ne pas avoir souhaité non plus. D'ailleurs, il lui fait plusieurs demandes dans le sens d'un relais introduit entre l'actuel et celui à venir : une lettre de recommandation pour le C.A.T.T.P., au sein duquel il participe régulièrement à des ateliers vidéo, une demande au nouveau psychiatre afin que le suivi avec la criminologue puisse continuer. Car il tient à ne pas rester seul avec sa question et à continuer à être suivi par des gens spécialisés, car ils représentent la loi.
S. fut suivi par de nombreux thérapeutes, appartenant à divers courants : il a fait une psychanalyse pendant six ans, consulte une psychologue T.T.C., avec laquelle il dit travailler sur sa timidité. Chercher à résoudre l'inhibition d'un patient dans le contexte de la réitération d'un discours présidé par un élan à la fois sexuel et violent vis-à-vis des enfants, interroge. Il fait peu mention de ses élans à la psychologue, car le rapport est plus chaleureux et plus distancié qu'avec la criminologue. A la chaleur de la psychologue du comportement, qui ne touche pas au sujet, et avec laquelle il parle essentiellement de ses projets professionnels, s'oppose la froideur du tenant-lieu de la loi qu'est la criminologue.
S. multiplie et disperse les demandes de prise en charge dans une sorte de défi au savoir. La criminologue interprète cette multiplication dans le sens d'une tentative de cacher le fait qu'il soit déjà passé à l'acte. Elle pourrait également être le signe qu'aucune figure possédant autorité ne puisse tenir, à la différence du rapport à la loi du sujet névrosé. Depuis le changement de CMP, il est suivi par la criminologue en dehors de son suivi psychiatrique.
Les éléments de poussée à l'acte se révèlent en second lieu dans les voyages que S. dit avoir fait dans sa plus brûlante actualité.
Il s'est rendu plusieurs fois en Thaïlande cette année, dont deux fois le même mois. Lors du dernier départ, ce n'est pas un aller-retour qu'il s'est procuré, mais un aller simple, ce qui suggère un basculement du côté de l'acte en même temps que du côté de l'autre pays, où son désir est selon lui possible, où selon lui c'est toléré, ce qui rappelle l'injonction : Agissons !
C'est un problème bancaire qui a causé son retour lors du premier voyage d'Octobre, la possibilité de débit était insuffisante, non à cause d'un défaut de liquidité, mais parce que sa banquière doutait du fait que c'était bien lui qui utilisait sa carte bleue à l'autre bout du monde. Ce problème fut réglé à son retour et il est désormais libre d'utiliser son argent, qu'il possède d'ailleurs à foison, d'où l'aller simple pris ensuite. La question de l'autonomie est, comme nous le verrons, très importante pour S.
Ce n’est pas seulement qu’il s’agit là d’une destination très lointaine pour un voyage d’une seule semaine : ces voyages sont toujours initiés dans la précipitation d’une décision très rapide, j’achète mon billet sur un coup de tête, la matin très tôt je décide de partir et à treize heures je suis parti.
L’on peut se demander en quoi ce coup de tête, expression suggestive en ceci qu’elle indique la fixation brutale d’une pulsion errante, certainement à la suite d’une de ses insistantes insomnies, se distingue de la levée de l’impulsion à l’acte de celui qui commet des actes criminels en série, tel Guy Georges, violeur et tueur de femmes, qui confie au policier au sujet de son premier meurtre que lorsqu’il s’est levé ce matin-là, il savait qu’il tuerait avant la nuit[24]. Dans les deux cas, l’acte semble plus construit qu’une impulsion, qui implique l’immédiateté entre la poussée et l’acte, il implique le départ pour S., la traque des bonnes conditions de prédation pour G. Georges. Le vent gronde avant de se lever. L’on peut se demander s’il y a quelque chose d’une voix, ni l’objet réel du psychotique, ni l’objet interne du névrosé, qui parle dans le sujet à ce moment-là. Les modalités d’apparition de l’injonction à passer à l’acte sont en effet à discriminer, car il est rare que l’hallucination commande de violer une autre personne ou de tuer[25] et rien ne l’indique clairement dans le cas de S.
Rien n’indique non plus le contraire, à savoir qu'une hallucination verbale fracassant l’assomption du réel sous le filet du signifiant dans la réalité commune et partagée n’engage ses départs. Le passage à l’acte, y compris du sujet psychosé, n’implique-t-il pas nécessairement la brutalité du passage, justement, de la scène au monde[26]? Cette brutalité ou soudaineté, que l'on observe dans le cas des suicides par défenestration du mélancolique par exemple, ou dans le meurtre dont l'auteur, soudainement saisi par l’incarnation de l’aïeule, est analysé par Bonnet, n'est patente ni dans le cas de S., ni dans celui de G. Georges. Peut-être ne s'agit-il pas du registre du passage à l'acte au même sens, car la création des conditions du passage à l’acte est nécessaire dans ces deux cas.
Cette destination lui est connue comme étant une destination de tourisme sexuel, en particulier pour pédophiles. A ce propos, il affirme, d’abord, que la prostitution enfantine est illégale mais tolérée dans ce pays, or, au contraire, les peines y sont très lourdes, ensuite, qu’il n’a pas vu les adultes et les enfants ensemble, car il n’allait pas dans ces quartiers-là, or la ville dans laquelle il s’est rendue est connue pour en être un centre. Tout destine ces voyages à être autre chose que des voyages d’agrément, ils peuvent être des voyages pathologiques ou des signes de passage à l’acte.
Face à ces éléments de poussée à l'acte apparaît dans le discours et l'activité de S. la visée de la sublimation, visée ambigüe s'il en est, mais pseudo-sublimation tout de même.
Elle apparaît exemplairement dans sa volonté d'être débarrassé de son problème afin de devenir éducateur ou animateur périscolaire, situation idéale de prédation : le pédagogue apparaît comme la sublimation possible du pédophile[27]. La psychose met à découvert la pulsion sous-jacente à sa version sublimée, à la différence des cas où le refoulement a lieu.
Parfois il a lieu mais ne se maintient pas. Par exemple, dans le cas, relaté au SPIP[28], de ce professeur de musique sous contrôle judiciaire, la pulsion n'est pas transformée à tout jamais par le détournement du but sexuel, et le passage à l'acte peut avoir lieu en cas de perturbation de l'équilibre conjugal. Ce que ce professeur appelle une frustration conjugale semble avoir créé les conditions d'une agression sexuelle dans le cadre professionnel[29]. Il s'est masturbé sur le dos d’une élève lors d’un cours particulier. Il écrit par ailleurs une thèse de doctorat sur les orchestres d’enfant. La sublimation, à l'oeuvre dans son enseignement et sa spéculation intellectuelle, jusqu’alors étanchait son fantasme et échoue sous l’effet de l’augmentation de la revendication pulsionnelle, d’où le débord du fantasme chez le névrosé[30]. En l'occurrence, la sublimation ne tient pas le fantasme à distance de la modification du monde extérieur.
La nécessité soudaine, face au danger du passage à l'acte pédophile, de prendre au sérieux le discours de son patient schizophrène est quelque part ironique, le psychiatre se trouvant par définition convoqué à l'écoute, mais elle dit aussi quelque chose de l'écoute du psychotique par le psychiatre, à savoir, la difficulté de le prendre aux mots.
En effet, le discours du psychotique pourrait toujours être soupçonné d’être désarrimé de la réalité commune, soit que la relation du moi et du monde extérieur ait, au moins pour fondation, une faille[31] initiale, tel le déni du fait de la mort de la soeur[32], soit qu’il fasse émerger la nouvelle réalité[33] autocratique du délire. Ce deuxième temps de la psychose n’est dit alors par Freud que plus autocratique que celui de la névrose : il n’y a ici qu’une différence de degré dans le mode en lequel le névrosé et le psychosé prennent des libertés avec la réalité afin de créer une réalité plus conforme à l’appétit de puissance du ça, création qui commande à la discrimination clinique. Cette nuance n'est peut-être que relative au mode en lequel la névrose est pensée par Freud comme modèle pour la psychose. Il reste que cette nuance nous incite à nous demander si ce n'est pas le fait que le fantasme mis à découvert par S. implique la possibilité de l'emprise violente d'un autre qui empêche la saisie de sa dimension autoplastique. En effet, le "sain"[34] comme le criminel pervers s'adonnent à première vue à ce qui relève du registre alloplastique, à la modification du monde extérieur. Pour le second, cette modification du monde extérieur porte préjudice à ce qui existe[35].
Pourtant, d'autres éléments que la visée sublimatoire font de son discours une construction qui, tout en ayant l'acte en son coeur, cherche à y faire barrage.
La caractéristique principale de son problème avec les enfants est selon S. qu'il ne se voit pas. Son élan est caché aux regards. Dire que son problème ne se voit pas dit deux choses appartenant à des registres distincts. Tout d'abord, il est d’autant plus susceptible de passer à l’acte qu’il n’est pas celui que les autres croient, donc plus dangereux pour les autres, d'autant plus qu'il ne pense pas faire son âge. Ensuite, il cultive ainsi une part secrète et singulière à laquelle il accroche sa demande et l’intérêt des intervenants vis-à-vis de sa demande.
La thématique du déguisement apparaît en lien avec l'invisibilité : non seulement son problème ne se voit pas, mais il le déguise comme un dynamisme, ce qui suggère la volonté de conserver caché son penchant. En même temps il signifie qu’il fait des efforts afin de ne pas se mettre en situation de passer à l’acte : pour ne pas faire attention aux enfants, il focalise son attention sur la musique, sur les textes de théâtre qu’il étudie, voulant devenir comédien. Il cherche à occuper son esprit afin d’éloigner les pensées obsédantes. La culture est utilisée en opposition à ses élans. Cette focalisation de l’attention relève selon S. de la formule prendre la tangente, qui induit l’idée de biaiser avec une question, de chercher à se sauver du chemin donné et du cadre de la loi, donc de ne pas affronter une situation, à l’opposé de sa démarche auprès du centre de ressources. Remarquons que la tangente est aussi le moyen le plus court de traverser une figure géométrique, d’aller tout droit là où l’on souhaite se rendre, et paradoxalement de sortir du droit chemin.
S. investit le registre de la production symbolique avec beaucoup d'intensité, ce qui constitue également une tentative de construction.
En effet, son premier court métrage a trouvé un circuit de diffusion publique, et avait pour objet l'histoire de la rencontre entre un jeune homme maladroit et une jeune fille. S. est d'ailleurs tombé amoureux de la jeune actrice. La seconde production artistique a pour objet ce qu'il appelle la désinhibition totale, zéro timidité, à savoir que la fille dit "bonjour", le garçon répond "on va se connaître...". La possibilité d'un rapport sexuel entre des protagonistes présentés dans leur immaturité (fille, garçon), est incarnée sur un mode qui court-circuite le rougissement du désir et les atermoiements de la séduction. L'évolution du sens des courts métrages qu'il écrit et réalise s'oriente, comme son discours au psychiatre, vers la possibilité de l'acte, vers la libération des contraintes.
La désinhibition va dans le sens du mode en lequel il se présente après ces derniers voyages en Asie : affranchi, et l'on peut y entendre affranchi de la loi qui a cours en Occident et interdit l'acte pédophile, loi dont il préfère penser qu'elle n'a pas cours là-bas.
L'on peut se demander si ces créations ressortissent d'une véritable sublimation, dont le schizophrène serait, selon Karl Abraham, privé, dans la mesure où la capacité de transfert libidinal serait en lui amoindri[36].
Son premier film met en scène un héros dont il est posé dès le départ qu'il est doté d’une étrangeté par rapport aux autres protagonistes, étrangeté qui se manifeste par des fragments de discours hors de propos relativement à la situation, par une attitude bizarre. Par exemple, il évoque, sans contexte pertinent, des éléments de cosmologie à la fille qu'il est censé séduire. D'une part, ce héros réussit à entrer en communication avec sa prétendante, par le corps, en l'occurrence par une danse qu'ils improvisent en pleine nature, sans mots, ce qui permet à la grâce de la rencontre d’avoir lieu. D'autre part, les membres du couple supposément normal et mis en concurrence par la mise en scène avec le couple balbutiant du héros bizarre et de la prétendante finissent par rompre le contact. Ils sont séparés par un conflit ayant pour objet la demande sexuelle insatiable du partenaire masculin. La bizarrerie devient poésie et par ce film, S. revendique le droit à la différence, malgré le handicap psychique, et le droit à la normalité en un mode unique, la danse prenant la place du rapport sexuel impossible.
Cependant, la sublimation se paie d'une livre de chair, de la jouissance[37], opération qui n'aurait pas lieu en ce qui regarde le sujet psychosé.
Le travail artistique est explicitement, sans résistance[38], mis sur le même plan que l'élan vers les enfants. S. est en prise directe avec sa jouissance, sous couvert de prise de distance d'avec ses pulsions : il remplit des cahiers, notamment sur son problème avec les enfants. Par exemple, il se pose la question pourquoi j’ai envie de violer les enfants ? Et il s’efforce d’y répondre. L'on peut évidemment se demander si ces écrits, réalisés sur le mode de la thérapie comportementale, ne sont pas les plus éloignés possibles d’une tentative de détourner la pulsion de son but sexuel, donnant au contraire un support à la jouissance de l’idée.
La description de K. Abraham se réfère à l'état le plus grave du retrait du monde, comme nous avions pu l'observer lors d'un autre stage chez un patient dont la schizophrénie confinait à l'autisme et dont le retrait presque total du monde se manifestait par de multiples tentatives de suicide, qui finirent par réussir, car aucun délire ne l’en a protégé. Son modèle est donc pris dans le pronostic le plus défavorable, alors même que le diagnostic de schizophrénie peut recouvrir les situations subjectives les plus diverses. S. est un schizophrène qui étudie, a travaillé à de nombreuses reprises en milieu ordinaire, et a dirigé le travail d'équipe qu'est la production d'un film.
De la capacité de transfert supposément barrée au sujet précocement dément selon K. Abraham, S. ne manque évidemment pas, au point que l'on peut se demander si le récit de ses voyages et la demande de prise en charge de S. ne comportent pas un accent démonstratif et une orientation vers l'Autre[39], ce qui en ferait la matière d'un acting out, qui exige d'être interprété[40]. Le discours de S. qui affirme un désir pédophile ou violent vis-à-vis des enfants ne déguise-t-il pas autre chose que l'objet de ce discours, de même que son investissement dans une activité sublimatoire a pour fonction de déguiser cet élan pédophile ?
A être mal interprétés, le discours et la demande de S. pourraient donner lieu à l'effet inverse que celui souhaité.
Le centre de ressources est appelé normalement par les professionnels qui prennent en charge les auteurs, avérés, voire condamnés, de violence sexuelle, éducateurs, psychologues, psychiatres, policiers, assistants sociaux. Il peut arriver qu’un auteur condamné à une obligation ou à une injonction de soin, dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire, appelle le centre afin d’être orienté vers un lieu de soin qui puisse lui permettre de justifier du respect par lui-même de cette obligation. Dans le cas de S., rien ne l’oblige à y avoir recours, comme rien ne l’oblige à suivre de nombreuses thérapies, concomitamment ou successivement. Aucun cadre légal ne l’y oblige, aucun cadre institutionnel ne l’oblige à autre chose qu’à un rendez-vous mensuel avec un psychiatre afin d’obtenir son ordonnance de médicaments. Ce qui est certain, c'est que son discours adressé au psychiatre puis à la criminologue, notamment à la suite du récit de ses voyages, lui permet de se faire mousser auprès de ses interlocuteurs.
En effet, les voyages de S. sont magnifiquement décrits par Lacan analysant le phénomène de la fugue : Qu'est-ce qu'on appelle la fugue ... si ce n'est cette sortie de la scène, ce départ vagabond dans le monde pur où le sujet part à la recherche, à la rencontre, de quelque chose de rejeté, de refusé partout. Il se fait mousse, comme on dit, et, bien sûr, il revient, ce qui peut être pour lui l'occasion de se faire mousser. Le départ, c'est bien le passage de la scène au monde[41]. Ce qui est partout refusé est dans le texte de Lacan le réel, en tant que le monde vers lequel fait basculer le passage à l'acte est l'endroit où le réel se presse : le réel est ce qui est rejeté du symbolique. Or le sujet psychosé a un rapport particulier à ce réel élaboré par Lacan, ce réel comme ce dans quoi apparaît la voix hallucinée, à distinguer du réel où jette le crime.
D’autant que S. le dit lui-même : j’ai toujours été attiré par l’impossible.
Dans le souci d'appuyer la nécessité de maintenir les entretiens avec la criminologue, le psychiatre actuel dit à S. que depuis l'évocation de l'intervention du CeRIAVSif, la dimension pédophile est identifiée, alors qu'au début elle avait le sens d'une interpellation, était prise dans le sens d'un rapport à l'autre.
Le parti pris du psychiatre est de penser que le discours vis-à-vis de l'enfant est précurseur de l’acte. En effet, il arrive à S. de se soustraire au traitement, qu’il a toujours refusé de prendre sous forme d’injection, traitement dont il affirme l’importance en ceci qu’il l’empêche clairement de passer à l’acte. Lors de l’entretien, le psychiatre lui demande de ne pas arrêter son traitement, sans quoi il va commettre l’irréparable, un acte de pédophilie. S. lui demande de répéter ce qu’il vient de dire. Il répond ensuite qu’il prend son traitement. Il nie l’avoir arrêté, dit qu’il l’a interrompu, que ce n’est pas pareil. Et, parfois, il l’oublie. Il reste que c'est seulement rétroactivement qu'une interruption peut être distinguée d'un arrêt, dans ses effets et son intention. Et, tout au moins dans ses effets, l’interruption à durée indéfinie peut s’apparenter à un arrêt.
Il a pris des drogues en Thaïlande et en est revenu dissocié selon son psychiatre. Son traitement a alors été augmenté : passage d’Abilify de 15 à 30, pour arrêter le Tercian, afin, comme lui a dit le psychiatre, mots que reprend S., de travailler le fond et pas la forme. En d'autres termes, le changement d'ordonnance de psychotropes est pensé en corrélation à cette prise au sérieux de la dangerosité inférée de ce discours.
Toutefois, la question est de savoir si l'identification du discours de S. à un discours de pervers actif, identification que l'on peut presque entendre au sens de l’identification judiciaire : l'on a trouvé un coupable, en puissance de l'acte, n'autoriserait pas le patient à agir, dans la mesure où il est dès lors identifié à un agresseur sexuel.
J'entérine l'acting out comme un équivalent à un phénomène hallucinatoire du type délirant qui se produit quand vous symbolisez prématurément, quand vous abordez quelque chose dans l'ordre de la réalité et non à l'intérieur du registre symbolique[42]. Son discours et ses voyages sont-ils interprétés dans l'ordre de la réalité au lieu de l'être sur le plan symbolique, d'où la conséquence que l'interprétation institutionnelle tienne la place d'un acting out ? La réponse du spécialiste à l'appel du patient ne risque-t-elle pas de le figer[43] dans une identité perverse, et d'authentifier l'imaginaire[44], c’est-à-dire aussi de l’autoriser à agir en tant que tel, alors que la demande de S. pourrait être une adresse au destinataire du transfert, à l’Autre de la loi ?
Evidemment, c'est parce que le patient de Kris est névrosé et non psychotique que Lacan affirme la probabilité que ce plagiarisme soit fantasmatique, mais l'on peut se demander si ce qu'apporte impérieusement S. aux représentants de l'institution ne constitue pas une construction dotée d'effectivité dans son économie libidinale et de nature à faire rempart contre l'acte.
[1] Névrose et psychose, Freud S., 1924, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1997, p. 286. [2] Bonnet G., Psychanalyse d’un meurtrier, éditions Payot, 2014, p. 156. [3] Parole issue d’un cours de Master 1 sur le crime. [4] "L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne "", Recherche en psychanalyse, 2004/2 (n°2), p. 24. [5] "Diabolus in psychopathologica, ou crime, perversité et folie ", Recherche en psychanalyse, 2004/2 (n°2), p. 43. [6]Des types libidinaux, OC XIX, PUF, 1995, p. 6. [7] le CeRIAVSif. [8] En italiques sont restituées les paroles vives du patient. [9]Des types libidinaux, S. Freud, p. 4. [10]Quand un tel idéal ne s'est pas développé, la tendance sexuelle en question pénètre telle quelle, comme perversion, dans la personnalité, Pour introduire le narcissisme, S. Freud, in La vie sexuelle, PUF, 1997, p. 104. [11]Qu’est-ce que la pédophilie ?, André S. et Gosselin G., Ed. LUC PIRE, 2008, p.28. [12] ...le pervers est celui qui se consacre à boucher le trou dans l'Autre, Le Séminaire, Livre XVI, D'un Autre à l'autre, J. Lacan, 1968-1969, Seuil, 2006, p. 253. [13] Le conflit pathogène de la névrose ne se produit que si la libido veut se lancer sur des voies et vers des buts qui sont depuis longtemps surmontés et proscrits par le moi, que celui-ci a donc aussi interdits à tout jamais, 1916, in OC XV, PUF, 1996, p. 21. [14]Cet amour [de la mère pour le nourrisson]..., s'il représente l'une des formes du bonheur accessible à l'être humain, cela ne provient pas pour la moindre part de la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu'il convient de désigner comme perverses, Un souvenir d’enfance de Leonard de Vinci, S. Freud, 1910, Gallimard, 1987, p. 146. [15] Tel le baiser, Trois essais sur la théorie sexuelle, S. Freud, 1905, in OC VI, 2006, p. 82. [16]Le symptôme, dans sa nature, est jouissance….il se suffit…Il est de l’ordre de ce que je vous ai appris à distinguer du désir comme étant la jouissance, c’est-à-dire que lui va vers la Chose, ayant passé la barrière…du principe de plaisir, et c’est pourquoi cette jouissance peut se traduire par un Unlust, J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, 1962-1963, Seuil, 2004, p. 148. [17]Le lieu de l'Autre comme évacué de la jouissance n'est pas seulement place nette,...mais quelque chose qui, de soi-même, est structuré de l'incidence signifiante, D'un Autre à l'autre, J. Lacan, p. 252. [18] A chaque moment important du récit, on remarque sur son visage une expression complexe et bizarre, expression que je ne pourrais traduire autrement que comme étant l'horreur d'une jouissance par lui-même ignorée, S. Freud, Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle, 1909, Cinq psychanalyses, PUF, 1997, p. 207. [19] J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, 1955-1956, Seuil, 1981, p. 120. [20]Qu’est-ce que la pédophilie ?, André S. et Gosselin G., p. 83. [21]Secret trésor, strictement privé, chez le névrosé (au point qu'il faut des années d'analyse pour qu'il consente à commencer à en parler), le fantasme est, au contraire, chez le pervers une construction qui ne prend son sens qu'en devenant publique, Ibid., p. 35. [22] Lettre à Jung du 14 Avril 1907, S. Freud-C.G. Jung, Correspondance, 1906/1914, Gallimard, 1992, p. 82. [23]Névrose et psychose, S. Freud, p. 284. [24]Guy Georges, la traque, Patricia Tourancheau, Fayard, 2010, p. 231. [25] D. Zagury, « Les nouveaux monstres », plaidoyer pour un traitement raisonné des agresseurs sexuels », in Violences sexuelles, le soin sous contrôle judiciaire, direction André Ciavaldini, éd. In Press, 2003, p. 38. [26]Le moment du passage à l'acte est celui du plus grand embarras du sujet, avec l'addition comportementale de l'émotion comme désordre du mouvement. C'est alors que, de là où il est - à savoir du lieu de la scène où, comme sujet fondamentalement historisé, seulement il peut se maintenir dans son statut de sujet-, il se précipite et bascule hors de la scène, Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, 1962-1963, Seuil, 2004, p. 136. [27] ...malgré leur attrait et souvent leur talent exceptionnel pour la pédagogie, je crois...que l'on peut définir le pédophile comme "l'envers du pédagogue". Car le véritable pédagogue...est celui qui fonde sa pratique sur la supposition que le désir le plus fondamental de l'enfant, est le désir de devenir grand, Qu’est-ce que la pédophilie ?, André S. et Gosselin G., p. 45. [28] Service pénitentiaire d'insertion et de probation. [29] ...l'abus sexuel commis sur des enfants se rencontre avec une fréquence inquiétante chez les personnes chargées de les instruire et de les garder, tout simplement parce qu'une meilleure occasion s'offre à elles, Trois essais sur la théorie sexuelle, S. Freud, p. 81. [30] "L’inconscient du crime. La « criminologie freudienne "", P-L. Assoun, p. 34. [31]Névrose et psychose, S. Freud, p. 285. [32]La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose, S. Freud, 1924, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1997, p. 300. [33] Ibid., p. 301. [34]Névrose et psychose, S. Freud, p. 301. [35]Les êtres du type narcissique sont particulièrement aptes à…donner de nouvelles incitations au développement de la culture ou à porter préjudice à ce qui existe, Des types libidinaux, S. Freud, p. 5. [36] ...la démence précoce détruit la capacité de transfert sexuel, d'amour objectal..., Les différences psychosexuelles entre l'hystérie et la démence précoce, K. Abraham, in Oeuvres complètes, I, Payot, 1965. [37] J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, 1959-1960, Seuil, 1986, p. 371. [38] les psychotiques livrent leurs complexes sans résistance, Lettre à Jung du 14 Avril 1907, p. 82. [39]L’angoisse, J. Lacan, p. 145. [40] Ibid., p. 147. [41] Ibid., p. 137. [42]Les Psychoses, J. Lacan, p. 93. [43]Cette position [celle de Winnicott] de non-spécialiste face à la psychose a été souvent mal comprise. Ce sont pourtant les patients qui indiquent le mieux en quoi les spécialistes, loin de les avoir aidés, les ont figés dans un statut dont, par la suite, ils ont eu bien du mal à se défaire, La théorie comme fiction, Maud Mannoni, Seuil Points Essais, 1979, p. 169. Il s'agit dans ce texte du spécialiste de la psychose et non de l'agir criminel, y compris pervers, ce qui est le cas de la criminologue convoquée par le patient. Cependant, la question de la spécialisation se pose également dans le cas où c'est le discours du schizophrène qui est pris au sérieux, et, par ailleurs, dans l'organisation de la prise en charge des agresseurs sexuels : les "spécialistes" sont pris comme tels par ceux qui y ont recours, tandis qu’eux-mêmes défendent l’idée d’une prise en charge non fixée sur la spécificité de l’acte. [44] J. Lacan, Les Psychoses, p. 24.
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