Au sujet du psychanalyste,
Rencontre du 17 Avril 2019.
Le psychanalyste tel Velazquez dans les Ménines,
Ou la pensée de Lacan va-t-elle au-delà du roc de la castration, comment et pourquoi,
Ou le psychanalyste comme père ou comme femme ?
La référence de la leçon du 20 Mars 1968 au séminaire sur l’objet, SXIII, jette une lumière sur des points abordés dans l’enseignement de Lacan, d’abord sur le projet d’aller au-delà du roc de la castration, au-delà d’Analyse avec ou sans fin donc, nécessité programmatique posée dans le séminaire sur l’angoisse, elle jette une lumière à la fois sur la nécessité d’y aller et ce que cela veut dire, ainsi que sur la question du psychanalyste, y compris de Lacan psychanalyste après Freud, ce qui veut dire aussi sur la question de si et comment aller au-delà de Freud.
Aller au-delà d’Analyse avec ou sans fin, du roc de la castration, de Freud donc : le mouvement du séminaire sur l’angoisse tel qu’il est publié se propose plus précisément de montrer que « l’angoisse de castration en elle-même » ne constitue pas « l’impasse dernière du névrosé » (SX 58).
Il y a donc une autre impasse dernière du névrosé, cet objet que Lacan décline tout au long du séminaire. C’est cette autre impasse que Lacan pose comme fin de l’analyse dans le SXV.
Les différents niveaux d’élaboration de l’angoisse à travers l’interprétation des concepts freudiens inhibition/symptôme/angoisse conduisent, au-delà de l’imaginaire, à un niveau dit ici cinquième, celui du a comme support du désir de l’Autre (SX 388) : c’est le niveau auquel il s’arrête cette année 1963 et qu’il reprendra dans la première séance du séminaire Les Noms-du-Père, séminaire qu’il annonce comme celui de la reprise de la contradiction entre le père comme celui dont le désir dévastateur est dominant et celui qui légalise le désir.
Ce que Lacan pose ici comme remarque liminaire concernant le désir du père, et c’est en cela que l’objet a est ce qui permet d’explorer les autres niveaux de l’angoisse et donc du sujet, les impasses derrière l’impasse de la castration, du (-phi), c’est que le père est celui qui, c’est à souligner, comme le psychanalyste à la fin de ce chapitre, a réintégré son désir « à sa cause » (SX 389). C’est seulement si l’analyste est allé jusque là qu’il sera possible de mener l’analyse de l’analysant « au-delà de la limite de l’angoisse » (SX 390).
La castration est mise à la place, par le névrosé, du rapport du sujet à l’Autre, rapport finalement concentré dans le a, c’est-à-dire dans la seule invention de Lacan. L’on voit à quel point cette invention signe, non pas du tout un progrès parcellaire de la théorie freudienne, car progrès et accumulation il n’y aurait pas, mais bien plutôt le pas au-delà, au-delà, en tout cas sur ce point.
Réintégrer son désir à sa cause ou faire rentrer son désir dans le a est ce que fait le père (ça fait diablement causa sui), l’analyste mais aussi l’analysant à la fin de l’analyse : cela doit être fait mais c’est de toute façon toujours déjà là en puissance car le a « est situé [dans le champ de l’Autre] par chacun et par tous. Ce n’est rien d’autre que la possibilité de transfert » (SX 389), c’est pourquoi ce « qui fait d’une psychanalyse une aventure unique est la recherche de l’agalma dans le champ de l’Autre » (SX 390).
Le a qui doit être produit, nous dit Lacan dans le SXV, par l’analyse menée à son terme, est déjà là dès le départ mais il doit être cerné, comme Mesrine par la police, le sujet sera par exemple cravache ou fouet du sadique.
La paraphrase de la référence aux séances sur les Ménines est la suivante (SXV 122) : son exposé sur les Ménines est l’apologue, l’exemple et un repère de conduite pour le psychanalyste. Ce tableau présentifie à travers le piège de la représentation ce qui n’est représentable par aucun sujet.
Que nous est-il rapporté dans le séminaire sur l’objet ?
L’exemplarité est à prendre à la lettre : le psychanalyste a « autant à faire » dans la cure que Velazquez dans la construction de son tableau, à savoir « fournir » l’objet a, « point de rendez-vous » de la fin de l’analyse (SXIII 240).
De cet objet a Lacan vient en effet de demander : « qui le fournit ? », la réponse est l’analyste, comme Velazquez le fournit disons dans une première approximation « dans » son tableau.
Le psychanalyste fournirait l’objet a.
Mais pas le sien bien sûr, puisqu’il y a déjà réintégré son désir. Son désir d’analyste est désir du désir de l’Autre, comme dans la triade Socrate / Alcibiade / Agathon.
Reprenant le schéma du bouquet renversé qu’il a longuement utilisé dans le séminaire de l’angoisse, Lacan assimile d’abord l’objet a à la fente que cache l’infante maintes fois représentée par Velazquez, infante qui polarisait donc son désir de peintre, et qui se trouve au milieu de la toile ici, d’où l’infante = girl phallus (SXIII 239), figuration, y compris dans la jupe horizontale, de la « monture du monde » qui tient toute entière sur le fantasme.
Dans ce schéma s’inscrit en effet, en deçà des fleurs du désir du bouquet, à gauche, ce qu’il y a sous la table, dans la boîte noire du désir, cet objet de mystère dont l’accès est interdit, et source de l’attrait irrésistible, du laid Socrate tout aussi bien.
L’objet du désir est ainsi posé dans un premier temps par le peintre dans la scène, il est posé comme ce qui polarise la scène, comme l’objet a supposé par Lacan polarise logiquement la scène analytique.
L’on entend souvent incidemment que c’est l’analyste qui greffe du désir de désir au patient. C’est Mélanie Klein flanquant l’Œdipe au petit Dick comme une gifle.
Or on est en l’occurrence dans le registre de l’interprétation de signification – c’est papa qui rentre dans maman. Cela veut dire faire l’hypothèse de l’inconscient.
Cependant avec l’objet a, on est dans autre chose que dans l’interprétation de signification, et dans autre chose que dans l’Œdipe : comme le dit Serge André dans Devenir psychanalyste…et le rester… (14), le désir de l’analyste est au-delà du transfert, c’est-à-dire du sujet-supposé-savoir.
C’est un « sujet-supposé-désir » qui permet de penser l’analyse comme finie et non comme infinie le long de toutes les interprétations de signification possibles. Il s’agit alors d’« interprétation qui ne porte plus sur la signification (sur ce que cela veut dire), mais sur le sens (sur ce à quoi ça sert de dire) ; non plus sur le signifiant seul, mais sur le lien du signifiant à la jouissance » (13).
Notons que, pour S. André, le désir d’être à la place de la cause du désir de l’analysant, « désir réel ou désir fictif », est supposé non par l’analyste mais « par l’analysant » : est-ce toujours le psychanalyste qui, comme le peintre, fournit l’objet a, alors qu’il ne le donne ni en contenu ni en principe ni comme montage de la scène de la cure qui est anthropo-logique au sens où le a est d’ores et déjà chez l’Autre ?
Qui plus est, l’argent donné au psychanalyste est la réification de la jouissance, une hypostase de la jouissance, de la plus-value qu’est l’objet a (« Le prix du sacrifice », Jean-Claude Aguerre), c’est aussi l’analysant qui le fournit.
L’objet a ne consiste pas seulement dans cet irreprésentable (pour qui ?) que la jeune fille cache sous ses jupes empesées.
Que l’irreprésentable ait son lieu en l’organe génital féminin ne nous surprendra pas dans la perspective de l’oedipien, habité par l’horreur de la tête de méduse, par l’horreur au cœur de la bouche d’Irma, par l’horreur de la courbe qui tout engloutit et empêche la création (Alban Lefranc, La mort en fanfare - Fassbinder).
C’est pourquoi c’est en un autre mode que la localisation de l’indicible non-être phallique que les Ménines sont dites par Lacan présentifier le repère de conduite, indication technique la plus précise qui soit, du psychanalyste.
L’objet a n’est pas que l’objet absent et en même temps prisonnier du spéculaire : la « fonction du regard » est « latente à l’image spéculaire » (SXIII 237). C’est ce que montrait déjà le schéma du bouquet renversé, cet œil en haut à gauche qui présidait à tout le dispositif.
C’était le sujet, c’est-à-dire non le symbolique comme on pouvait le penser à l’époque antérieure d’utilisation de ce schéma, le S, mais bien plutôt l’objet auquel il se réduit, ce sujet, à l’image du sujet qui n’est dans le fantasme qu’objet-regard se portant sur l’enfant que l’on bat.
C’est donc au-delà du spéculaire en tant que c’est ce qui le conditionne que le regard conditionne la vision. Ici il s’agit d’abord du regard de Velazquez placé au confluent des lignes du tableau.
Passant à l’objet, Il est possible que l’on dépasse du même mouvement le féminin établi-non établi, établi comme lieu de la privation par l’Œdipe.
Lacan donne finalement une autre interprétation de la place du sujet objectalisé dans les Ménines, et donc de l’objet a dans la scène de la cure. En effet, ce n’est pas vraiment « dans » son tableau que l’objet a est présentifié : c’est devant le tableau, donc hors du tableau.
Les spectateurs, les regardeurs, sont piégés, nous dit Lacan, « à l’avant » du tableau (SXIII 211).
Ce tableau marque l’histoire car nous sommes regardeurs-regardés dans le tableau, dans la place vide à l’avant du tableau.
Ce qui nous y piège n’est rien moins que le regard de Velazquez représenté au fond du tableau. Il y a le regard de Velazquez représenté dans la scène et celui que son désir produit, à l’avant du tableau, regard de celui qui y vient voir.
C’est pourquoi ce tableau est aussi sa propre théorie : il présentifie la « fonction de son propre regard » (SXV 122), que l’analyste doit également présentifier s’il veut transformer son expérience en savoir, c’est ce que fait justement Lacan dans son séminaire se référant aux Ménines.
Remarquons à ce propos que transformer l’expérience en savoir peut être mis sous l’égide de l’édification d’une nouvelle clinique psychanalytique, telle celle que Lacan ne pose pas comme impossible un peu plus loin (SXV 133).
Ce savoir se distinguerait alors de l’« espèce de connaissance de fiction » produite par les « analystes sujets de la connaissance », il a pour condition ce que Lacan trouve dans les Ménines, à savoir le repérage de la place de l’analyste dans l’histoire du sujet « de la même façon que Velazquez est dans le tableau des Ménines », donc par exemple comme regard. Il s’agirait alors d’« analystes instruments » (SXV 133).
De ce repérage, Lacan déduit deux choses :
D’abord, se produira de ce repérage un savoir sur « ce qu’il en est du transfert » : « le pivot du transfert, ça ne passe pas du tout par sa personne », c’est dire que l’analyste n’est pas Papa mais la merde. Ce ne sont pas les motions pulsionnelles, les émotions, dirigées sur un des membres du couple oedipien qui sont transposées sur l’analyste, mais des trajets de la pulsion sur un objet privilégié.
Ensuite, se produira de ce repérage la possibilité d’« une tout autre manière d’approcher la diversité des cas », d’où l’ouverture d’une clinique autre que celle de la psychiatrie classique. Qu’est-ce à dire ? Cette nouvelle classification a-t-elle été produite cinquante ans après ?
Les sujets à l’analyse ne sont pas classés selon leurs symptômes, ni leur objet électif, regard / voix / sein… trans-structuraux.
Quant au rapport structural du sujet à l’objet, cela permet en effet une classification : le psychotique l’a dans la poche, le névrosé en est coupé alors qu’il lui cause son désir, le pervers cherche à le produire / le tox passe son temps à le chercher.
Mais cette partition ne recouvre pas exactement « la diversité des cas », elle recouvre la partition névrose / psychose / perversion, à savoir des modes de traitement de la béance du rapport sexuel ou politiques de la jouissance, ou, en termes freudiens, trois politiques de la castration (refoulement / forclusion / déni).
La diversité des cas se réfère davantage à plusieurs cas de névroses obsessionnelles par exemple, et s’il s’agit de produire du savoir, c’est nécessairement par la subsomption du multiple sous le Un, or il semble qu’entre 68 et 73 l’espoir en un nouveau maniement de la diversité des cas, donc d’une nouvelle clinique au sens classique, ait pris du plomb dans l’aile : « il n’y a d’analyse que du particulier » c’est-à-dire que les « sujets d’un type [clinique] sont … sans utilité pour les autres du même type» car il faut distinguer la structure, qui porte sur le désir comme manque, et le sens, qui porte sur la cause du manque (Préface à l’édition allemande des Ecrits).
Le montage perspectif du tableau produit ce piège dans le regard : les lignes de perspective convergent sur le personnage du fond, Velazquez, nous regardant. Ce piège dans le regard est aussi un piège à regards, car presque tous les regards sont ailleurs, perdus sur quelque « point invisible » (SXIII 212).
Le montage dont il est question est celui que doit reproduire l’analyste : le montage ou mouture ou scène qui permette que la division du sujet ne soit pas seulement quelque chose que le psychanalyste sait mais bien plutôt quelque chose en quoi il pense (SXIII 203). Ce serait principalement cela, la formation du psychanalyste.
Etre pris dans l’espace en avant du tableau est ce que Lacan appelle être « bouclé » (SXIII 208). Or être bouclé se réfère au deuxième tour pulsionnel que Lacan ici théorise et qui seul rend possible qu’il y a division du sujet.
De quoi s’agit-il ? C’est important car nous revenons ici au paradigme qu’incarne les Ménines pour la conduite du psychanalyste et la justification du geste théorique lacanien.
Ces deux tours pulsionnels peuvent être ceux de la cure comme ceux de la théorie psychanalytique. Ils correspondent également aux deux tours de sa démonstration : d’abord la fente de l’infante puis le regard comme ce qui est produit par la peinture.
Le premier tour correspond au désir conditionné par l’Œdipe : la loi porte alors sur le désir (SIV et SV, dès le SVI arrive S(A barré) qui va tout changer et dès le SVII arrive la jouissance, qui va dynamiter la pensée de l’Œdipe de l’intérieur) et, le désir, lui aussi, ne peut être conçu indépendamment de la loi.
Œdipe est le héros du désir de savoir.
C’est dire qu’aller plus loin revient à aller plus loin que le savoir, que la métaphore, que l’ajout indéfini de sens, que la croyance en un autre fiable et garant de la vérité, c’est passer au registre du semblant. Car la vérité, aussi, est un semblant.
Ce premier tour pulsionnel, dans la cure et la théorie psychanalytique, est celui d’Œdipe et de Freud donc : ce qu’ajoute ici Lacan avec l’esprit frondeur qui est le sien, est qu’Œdipe est un mythe qui n’enseigne rien sur ce qu’est « être homme ou femme » (SXIII 262), rien de plus que rien, rien de rien de rien ?
Il est vrai, comme le rappelle Lacan, que la polarité mâle/femelle n’est jamais définie par Freud autrement que comme polarité autour de la possession phallique imaginaire.
Dans La signification du phallus (1958), Lacan va plus loin que l’usage du phallus imaginaire en mettant au premier plan du rapport entre les sexes le phallus comme signifiant du désir, celui-ci comporte ainsi en lui-même la négativation au sein de la dialectique de l’être et de l’avoir. Cependant, même si l’objet tenant du réel est déjà présent en un certain mode (« A l’inconditionné de la demande, le désir substitue la condition « absolue » », relative à une dite « particularité », Ecrits 691), ce n’est pas l’objet a qui dialectise ici leur non-rapport. Il faut en effet attendre le séminaire sur le désir un an après pour que S(A barré) commence à essaimer la théorie, en produisant les conditions de la fracture irrémédiable entre l’un et l’autre, fracture explorée dans La logique du fantasme.
Est-ce qu’avec les formules de la sexuation on sort de la dialectique phallique ou tout simplement de la dialectique ou de rien de déjà connu ?
Si les identifications oedipiennes (avoir le certificat phallique pour un garçon par exemple, comme il est dit dans le SV, un certificat, telle une licence de golf ou un permis de conduire), ne disent rien de ce qu’est un homme ou une femme, le deuxième tour pulsionnel et théorique est nécessaire : c’est le désir conditionné, non par l’Œdipe, mais par l’objet (SXIII 211).
Il y avait de toute façon, dès l’assomption symbolique de la métaphore paternelle, des accidents (SIII), un reste de cette symbolisation, reste qui ne clôturait pas de manière étanche les déterminations de la sexuation.
L’objet a, qui sera ultérieurement mis en jeu dans les formules de la sexuation, permet ainsi d’aller au fondement du désir, et d’« assurer le champ de la sexualité » (SXIII 262). Selon Lacan. Avec l’invention de l’objet a, l’on voit que le désir de Lacan est d’aller au fondement logique du désir.
Si avec l’objet l’on ne va pas au-delà du roc de la castration, l’on va certainement au-delà de l’Œdipe.
Comme le remarque Serge André dans Devenir psychanalyste…et le rester… : dans Analyse avec ou sans fin, le roc de la castration est évidemment sans au-delà, mais, face à ce roc, le sujet se divise (18). Et Lacan donne en quelque sorte un contenu à cette division en posant l’objet a comme cause du désir et principe de (la fin de) l’analyse.
Aller au-delà de Freud ce n’est donc pas procéder à un simple dépassement, telle la théorie de la relativité d’Einstein qui contient et dépasse la théorie de Newton, elle la dépasse dans la mesure où elle la rend caduque, ce modèle ne peut plus être utilisé sauf à faire de la vieille mathématique pour s’amuser ou dans un champ très limité, le champ de la gravitation : ce champ ne fait plus l’objet de recherche scientifique.
Aller au-delà de Freud pour Lacan dans l’hypothèse de S. André et tel que nous le montre le SXIII, c’est procéder à une Aufhebung à la Hegel, de l’intérieur : la phénoménologie de l’esprit est bizarrement écrite car sa langue est inventée pour exposer les mouvement et passage de la spiritualisation du monde occidental de l’intérieur. L’on dirait que Lacan rentre dans Freud comme l’objet a se loge dans la division sur le modèle d’une bouteille de Klein, créant une phéno-topo-logie singulière.
Lacan prolongerait donc Freud. Il donnerait suite à cette aporie de l’analyse. Sa pensée et sa seule invention selon ses propres mots, l’objet a, peut être considéré comme s’engouffrant tout entière dans le prégénital vers lequel Freud se retourne in fine, en ce qui concerne notamment le féminin, et ce n’est pas un hasard si l’on considère par quelle voie Lacan prolonge l’œuvre freudienne : se passer du père de la loi – pas de sa jouissance ?- pour aller vers ce qui est femme.
Freud n’a pas effectué le second tour pulsionnel dans sa théorie, il s’est arrêté à Que veut une femme, ce qui a constitué la limite de la pensée de Freud, la dialectique phallique imaginaire ne permettant pas de saisir la sexualité féminine.
Le déplacement théorique entre les tours pulsionnels est celui qui va du désir à la jouissance : en vérité la loi porte sur la seconde et non sur le premier (SXIII 256) : le désir est barre sur la jouissance.
En un mode gentiment, mais après tout pourquoi pas, paranoïaque, Lacan met ici en cause les autres, qui auraient veillé (SXIII 263) à ce qu’il n’aille pas plus loin dans son prolongement de la pensée de Freud, ce qui veut dire tout aussi bien, dans le questionnement du désir de Freud (SXI 16), programme du séminaire de 63 Les Noms-du-Père (« si toute la théorie et la praxis de l’analyse nous apparaissent aujourd’hui comme en panne c’est pour n’avoir pas osé sur cette question [celle du père] aller plus loin que Freud »), voie à laquelle il vient pourtant de nous dire le 20 mars 1968 qu’il lui préférait la logique, non qu’on l’empêchât de la suivre, mais parce que la logique est, elle, pas hopeless. Il met alors en question, non plus ceux qui l’empêchent et l’excommunient, mais ceux qui ne peuvent l’entendre. L’on ne veut pas qu’il parle et, s’il parle, personne ne l’entend. Toutes les raisons sont bonnes.
On dirait l’histoire du chaudron percé.
Siliva Lippi dans « Des nouvelles d’Œdipe » nous dit que le père est aussi un fantasme, une historiole, un contenu parmi d’autres du mythe oedipien, et non l’essence de la fonction symbolique.
La remise en question du père est la remise en question de Freud et du père comme position privilégiée de l’analyste né de la confrontation à l’hystérique.
Dans Les Noms-du-Père il s’agit d’aller plus loin que Freud, cela ne veut pas dire tuer Freud, ce qui nous laisserait dans l’Œdipe le plus con, c’est, comme le dit Lacan, aller plus loin que le meurtre du père comme pensée du père. Il finira comme sinthome, pas à la poubelle, mais pas indispensable.
D’ailleurs Lacan, au contraire de Freud, ne croyait pas à l’accumulation du savoir en matière psychanalytique : il ne se produit donc pas « d’une génération à l’autre un dépassement, une accumulation de savoir, au sens où Lacan rendrait Freud caduc » (« Freud et l’objet de notre transfert à la cause », Pierre-Gilles Guéguen).
Lacan se laissant analyser dans le désir et non seulement dans le savoir sur le désir de Freud, dans la division, et non seulement dans le savoir de la division de Freud, il en tombe, au moment de remettre en cause The Père, c’est-à-dire Freud lui-même du même coup, il tombe de cette division l’objet logique, c’est-à-dire à la fois l’objet a à la consistance seulement logique, et la logique comme seul objet à l’horizon, comme seul point fixe, à la fois modèle et contre-modèle, en tout cas interlocuteur privilégié de la recherche.
L’objet a est donc le produit du deuxième tour pulsionnel, ça c’est normal, mais aussi du deuxième tour théorique, car c’est penser dans la division de Freud. C’est penser en tant que psychanalyste en acte, à savoir comme sujet divisé.
Comme le dit Jacques-Alain Miller dans « Une réflexion sur l’Œdipe et son au-delà », article cité par Lippi, il faut bien aller au-delà de l’Œdipe car l’Œdipe ne peut rendre compte de la sexualité féminine. C’est exactement ce que Lacan laisse à comprendre dans le SXIII : il va plus loin que Freud qui en est resté sur l’énigme du féminin.
Cependant, trois remarques :
I. Qu’il y ait quelque chose comme une dialectique des sexes est normalement rendu structurellement impossible par l’énoncé « Il n’y a pas d’acte sexuel » du séminaire sur la logique du fantasme, et par celui « Il n’y a pas de rapport sexuel » du séminaire sur l’acte psychanalytique.
Pourtant, le rapport entre homme et femme, même s’ils sont définis non comme tels mais dans leur rapport au phallus, revient à produire une telle dialectique (je désire celle qui est phallique par son corps, je me donne à celui qui va me le donner en l’engouffrant en moi).
De même, cette histoire de formules de la sexuation revient également à se référer in fine au genre, donc au biologique, comme le montrait déjà l’ambiguïté de la métaphore paternelle dans le séminaire sur les formations de l’inconscient : qu’à la mère manque ce que possède le père, d’où le passage de la loi de la mère à la loi (du père) dans les cas de Bejahung réussie, implique de facto quelque chose de biologique, que le phallus manque imaginairement.
L’on peut dire : oui mais manquer de phallus peut vouloir dire désirer ailleurs qu’à l’endroit de l’enfant, d’où la possibilité pour un homme de tenir ce rôle de mère, et si le père se met du côté du féminin alors il ne pourra pas être le vecteur de l’opération métaphorique et sera une femme comme les autres. Il reste qu’il est difficile de distinguer dans cette élaboration de 57 la différence entre la mère et la femme. Dans ce que demande maintenant instamment la société est impliqué que soit possible d’inscrire deux mères pour un enfant : cela n’empêche pas que l’une de ces femmes soit celle qui manque de ce qu’a l’autre mais cela implique de dissocier le rôle parental du sexe, ce qui est précisément n’avait pas lieu avant.
II. Définir le féminin reviendrait à définir le rapport sexuel donc cela produirait une contradiction majeure avec l’orientation de ce qui a été retenu comme l’élément doctrinaire lacanien majeur, ce prélèvement est éventuellement le fait d’insectes thanatophiles, c’est ainsi,
il reste que la saisie de la possibilité de l’accès au non-phallique, à ce qui n’a pas de définition,
1/ est de façon maligne mais est tout de même une définition, fusse du non-définissable,
2/ produit une définition qui se veut très loin du vague de l’éternel féminin et de son mystère mais le reproduit tout de même, même s’il s’agit d’un truc en plus et non d’un truc en moins comme chez Freud, et relègue le féminin au domaine de la mystique, pas très éloigné de celui de la sorcière, de la déraison et du psychotisant, posé à partir du phallique/masculin, même ‘il s’efforce de donner une positivité à ce qui n’est que négativité chez Freud,
3/ est une saisie d’un féminin disons psychique inconscient ou psychosexuel au sens freudien mais qui, pour un sujet donné, est de toute façon en plus d’un masculin biologique. Et c’est heureux, car si ce n’est plus en plus mais à la place de, si on fait sans cet sexe biologique on est dans la folie : soit folie acceptée socialement - je suis d’un autre sexe que mon corps, comme dans le film Girl de Lukas Dhont, qui se veut le porte-parole de ceux qui sont nés dans le mauvais corps et exigent de la science une modification radicale de ce corps, et plus vite que ça je vous prie, en vérité le film ne fait que montrer l’impossibilité de s’approprier l’autre sexe, soit folie bruyante - je deviens la femme de Dieu, dans les deux cas se produit un rejet du sexe biologique masculin (im)propre, scotché à la cuisse chez Dhont – juste coincé entre les cuisses pour le psychopathe pote d’Hannibal Lecter.
III. Lacan met, étrangement, en relation le fait que ce que veut une femme soit resté pour Freud un mystère avec le trait freudien d’être « uxorieux » (SXIII 263).
Cela se dit d’un homme qui « se laisse gouverner par son épouse » : ce trait ne relève donc pas du roc de la castration d’Analyse avec ou sans fin, dans lequel Freud nous précise bien que c’est seulement devant la soumission à un autre homme que se cabre un homme, et non devant la soumission à une femme.
D’où l’on peut dédire tout de suite que ce n’est pas à une femme que s’adresse la démonstration de virilité d’un homme, mais aux autres hommes. C’est un autre homme, les autres hommes, qui doivent m’authentifier comme ayant le certificat de virilité, et non une femme ou les femmes : l’écriture du rapport homme/ femme est mise à mal dès ce commentaire freudien à ce terme logique de l’analyse.
D’ailleurs le seul rapport sexuel évoqué par Freud dans ses trois essais est celui d’un frottement de surfaces, ce qui se trouve être d’une modernité insurpassable.
Lacan ajoute que la femme de Freud n’est pas femme à être soupçonnée d’être « une vraie femme » : notez la délicieuse ambiguïté de la formule, qui peut vouloir dire une chose comme son contraire.
La trace de ceci, mais quoi, l’on ne sait, qu’il trouve dans l’analyse du rêve de l’injection faite à Irma, est que c’était - dit Lacan - femme à « se hérisser », ou, comme le dit Freud dans la Traumdeutung, femme « d’une nature très réservée », « récalcitrante », « gênée devant » lui, dans le contexte d’un examen médical – on joue au docteur - cela prend la signification d’une gêne à dévoiler son corps, c’est une patiente dite « indocile », et en plus qui s’est déjà plainte de douleurs au ventre, bref, une femme ni sexy ni soumise, et c’est justement là, dans l’absence d’interprétation à fond de la comparaison entre Irma, une autre patiente et sa femme, que Freud trouve le fameux ombilic du rêve, il y a de l’ininterprétable, restons en là mes amis, j’en ai déjà trop dit.
Après avoir estimé que Marie Bonaparte, qui a reçu la confession de Freud, est une « connasse » et après avoir mentionné la femme de Freud suit une allusion critique à l’assimilation dans l’histoire de la psychanalyse de la fonction du psychanalyste à celle de la mère. Cette position n’est pas censée dépendre du sexe biologique de l’analyste, et pourtant, l’ironie qui fait dire à Lacan qu’il vaut peut-être mieux qu’on l’entende, au sens propre, sur ce point, mal, est dirigée contre les femmes de l’assistance qui par hasard l’interpellent et non contre les hommes.
Car les femmes seraient censées défendre davantage les mères que les hommes. Pas sûr. Et c’est confondre le rôle parental et le sexe biologique.
Cette position maternelle est ce contre quoi sa théorie s’inscrit et se développe depuis au moins deux séminaires, c’est-à-dire aussi contre l’Un originaire, de la fusion mère-enfant avant la naissance, au faire-Un du couple homme-femme ou du faire-Un avec l’Autre que serait l’analyste.
Lacan dit de Freud, soumis à sa femme, qu’il « ne pouvait pas être tout à fait un bon père ». Car être uxorieux ne constitue pas « le modèle des pères » (SVII 214).
Etre uxorieux est rapporté par Lacan à une « extraordinaire exigence monogamique » et à une « psychologie, plus féminine qu’autre chose »… « Il n’a vécu le drame oedipien que sur le plan de la horde analytique. Et pour une mère, il était … ce que nous avons appelé nous-mêmes la Chose freudienne qui tout d’abord est la Chose de Freud, à savoir ce qui est au centre du désir inconscient ». (Conférence à Bruxelles, 9 Mars 1960).
C’est un argument qu’il ajoute à celui d’avoir été « le premier à démystifier la fonction du Père » et à la suite, là encore, de la reprise de la confrontation de Totem et tabou et de Moïse et le monothéisme, parcourue également dans la séance du séminaire arrêté de 63. C’est bien le père – tout père - qui se trouve soumis à dépeçage.
Il serait féminin de se contenter d’une seule et de ne pas aller collecter les a disséminés : cette position inconsciente semble bien indépendante à la fois du côté biologique et de la logique phallique.
La soumission de Freud à sa femme et son côté pas-tout-bon-père a produit selon Lacan que Freud « notre père à tous, le père de la psychanalyse » a laissé la psychanalyse « aux mains des femmes, et peut-être aussi des maîtres-sots » (SVII 214).
Lacan : fils légitime qui va réintroduire un peu de virilité dans tout ça, et, c’est vrai, par le symbolique d’abord, droit comme un I.
Par le réel, c’est autre chose.
Séverine Thuet.
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