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Deleuze. Etre vieux ou être zombie.

Dernière mise à jour : 25 sept.


Zombi, George A. Romero, 1978.
Zombi, George A. Romero, 1978.

Etre. Rien de plus. Rien de moins. Etre.



Il faut le voir, Deleuze, dans son abécédaire, il faut le voir rire de sa trouvaille, l’oeil malicieux, le sourire à la fois malin et enfantin, fier et réjoui de son geste de pensée, et il peut bien l’être, fier et réjoui, son geste est un geste de génie, de génie pur et simple, et d’une puissance, pour qui peut s’en laisser pénétrer, dont la portée – au sens de la portée d’un obus ou d’une météorite – n’est rien moins que radicale, de nature à décaler, transformer, et, disons le nettement, de nature à révolutionner le regard posé sur la vieillesse, rien que cela, le geste a la puissance de produire le renversement complet – renversement des valeurs - du regard posé sur une assemblée de vieillards réunis dans une salle d’Ehpad : l’on passe d’un regard angoissé ou horrifié devant une assemblée de vieillards confits d’ennui en attendant la mort, à un regard émerveillé devant cette armée d’étants qui non seulement persistent dans l’être mais surtout portent au plus haut l’étendard de l’être, une armée d’hommes et de femmes qui ne font plus que cela : être !


Une armée, certes, mais pas une armée de zombies, c’est-à-dire des êtres qui persistent dans leur être, avec vitesse ou lenteur, mais dans tous les cas avec une détermination sans faille dans la poursuite de la satisfaction de leur visée cannibalique, à laquelle se réduit la totalité de leur montage pulsionnel – cette réduction a lieu en tout cas dans la version classique du zombie – visée cannibalique qui a pour conséquence la propagation du nombre de leurs représentants : en effet, le mort-vivant a un montage pulsionnel destiné exclusivement à produire la croissance exponentielle du nombre de mort-vivants, c’est la mort colonisant la vie afin qu’elle devienne à son tour la personnification d’un être mortifié mais bruyant, violent, en rage de continuer à être, bouffer, croître, transformant en lui-même, en cet être rageur, tout ce qui bouge.

La croissance de la population zombie se produit par morsure, dévoration, vampirisme sauvage, c’est-à-dire par l’immixtion fabuleuse de la pulsion de vie et de pulsion sexuelle en un seul et unique acte : je te dévore, je me reproduis, je te bouffe, tu deviens comme moi, court circuit du rapport sexuel, reproduction d’être à l’infini, rien que de la rage d’être.


Les morts-vivants ne sont peut-être pas ceux que l’on croit.


Etre commandé par une seule pulsion, qui dévore l’être du sujet, en le faisant marcher – dans tous les sens de la formule, le sang rouge ne réfute pas le semblant, il le colore, il le rend re-semblant, il le propage : un peu de sciure et le cirque recommence !, Lacan Le Séminaire, Livre XVIII, que l’on marche les bras droit devant le râle au fond de la gorge ou qu’un trait de l’objet nous dupe et nous fasse marcher au sens de nous harponner, c’est peut-être plutôt cela, être un zombie, que d’être dans le seul acte d’être.


Etre commandé par le regard, l’objet oral ou anal, c’est être aliéné à un mode de jouissance – c’est cela le zombie, se vautrer dans la jouissance – un mode de jouissance aliénant : « c’est plus fort que moi », c’est ce que dit le beau mot allemand Zwang, la contrainte qui livre le sujet au symptôme et qui le zombifie, jouer sa vie matérielle au black jack, organiser sa journée autour de ce que l’on mange ou du rien, ce qui fait de l’analyste un chasseur de zombification.

Car si le zombie est sans division subjective, et colle tout entier à sa visée, l’être dit humain nage dans la grande division, et peut se dire à un moment de naufrage qu’il n’est peut-être pas tout à fait ce symptôme-là.


Il faut voir et écouter Deleuze faire exploser en plein vol la représentation du vieux en dix minutes de pensée, le vieux détaché de ce que la société attend de lui est libéré de toutes ces demandes, il est libre. Il n’a plus qu’à être.

Voir ce geste de pensée à l’oeuvre produit cette chose merveilleuse, la joie, joie du penseur en acte, joie incarnée dans son visage et dans ses yeux, joie d’imaginer tous ces corps tenants fermement la corde de l’être quoi qu’il en coûte, quoi qu’il arrive, la provocation que cela représente, tous ces êtres de par le monde, dépouillés de tout autre objectif, et qui persistent dans l’être.

Deleuze excepte la misère et la maladie en l’occurrence, car il s’agit de penser, comme il le dit magnifiquement, le vieux pur.


Il y a la joie du penseur, la joie de celui qui se fait féconder par cette pensée, qui l’attrape et la fait sienne un instant, il y a également la joie produite par le renversement de pensée que cela implique, de penser ainsi, car la vieillesse n’est pas loin d’être considérée comme une véritable infamie par le regard social.

Il y a surtout, et c’est ce que ce fragment de pensée, parmi tant d’autres chez Deleuze, met en acte, à savoir le joie du penser lui-même. Toute la philosophie spinoziste apprenant à vivre se retrouve là, dans ces quelques minutes : une affection de l’être, dès lors qu’elle est pensée, produit de la joie. C’est la joie du penser lui-même qui est dans ces yeux et se transmet à celui qui le voit.

Fragment de joyeuse philosophie pratique. A quoi l’on voit que l’éthique du penser est immédiatement éthique tout court, car implique un autre rapport au monde et à ceux qui l’habitent.


Son effet n’est pas éphémère : il nous est ainsi donné la possibilité de voir pour toujours le vieux pur, le vieux en tant que vieux, autrement, et ce, d’une façon radicale. Le vieux est celui qui persiste dans le « Il y a ».


L’on pourrait penser qu’un vieux qui se contente de persister dans l’être est lui aussi commandé par une contrainte aliénante, celle de continuer à être.

D’abord, l’on n’est jamais seulement un vieux pur, le vieux pur n’est qu’un rapport sous lequel saisir celui qui est, c’est pourquoi l’on peut envisager que chacun puisse expérimenter cette liberté - de seulement être - dans certaines modalités d’habiter le monde, par exemple en voyage. L’on n’est jamais qu’un vieux pur. L’on est aussi un amant, par exemple.

Ensuite, le vieux pur est rien moins qu’aliéné : oui, dit Deleuze, il a bien le projet d’écrire un livre sur la littérature ou sur la philosophie, mais ce ne sont pas des projets qui le contraignent ou le commandent tels des maîtres insatiables ou intraitables, peut-être qu’il va les écrire, peut-être pas, et il démontre alors qu’en tant que vieux pur on a l’opportunité de se débarrasser de tout esprit de sérieux : il a le projet d’écrire un livre sur ce qu’est la philosophie, comme si, s’il passait sous un bus, personne ne saurait jamais ce qu’est la philosophie !


Au-delà de la suprême élégance et l’infinie malice de ce cher Deleuze qui nous sont finalement données à voir, c’est surtout le secret de ce vieux pur qui nous est ici donné : celui qui n’a plus qu’à être est celui qui n’est plus dupe du semblant qui faisait tourner le cirque de son désir.


Suprême liberté.

Qui mérite bien d’attendre.


Séverine Thuet, Août 2025.

 
 
 

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