Vioulac. L’homme ou la météorite
- severinethuet
- 25 sept.
- 8 min de lecture

Bon, je ne semble d’accord avec à peu près rien de ce que je lis de Vioulac (Une spirale d’auto-destruction / Introduction à la métaphysique de l’Anthropocène / La catastrophe qui vient).
L’anthropisation de la nature (I3 : page 3 du premier texte) est un concept dont je ne comprends pas du tout la pertinence : la mise en exergue de la responsabilité humaine dans [la] catastrophe (I2) a pour immense défaut d’exclure l’homme de la nature, comme s’il n’en faisait pas partie au même titre que les dinosaures ou les fours à micro-ondes.
Or, du point de vue de ce qui est, du point de vue de l’étant, que l’on prétend saisir selon une perspective disons cosmologique – qu’y a-t-il de plus grand que le monde, même si ce terme est grec, trop grec...donc fait référence à un univers fermé -, disons plutôt dans la perspective de tout ce qui est, l’homme n’est qu’un accident, un accident qui a réussi, soit, dans le sens où il a sa fécondité, fusse-t-elle de destruction, mais pas seulement, c’était lui ou les dinosaures, et bien c’est lui. Mais pourquoi donc ce que produit l’étant appelé homme ne ferait-il pas partie de la nature ? La pollution tout comme une symphonie de Beethoven pourrait être envoyée comme marque dans l’espace à destination des autres étants de l’univers : «Ca, c’est l’homme ».
La pollution ne sera pas envoyée à destination d’éventuels aliens entendants, car ce qui est alors choisi doit relever de l’idéal qu’il se fait de lui-même. Et c’est bien cela qui semble chiffonner ceux qui pensent le monde, l’esclavage, Hiroshima, la destruction de l’écosystème, rien de tout cela ne relève de l’idéal de l’homme. Quel psychanalyste pourrait s’en émouvoir, quel homme un peu avisé même.
C’est pour moi une impossibilité logique : soit l’homme et ce qu’il produit, comme le miel produit par les abeilles, fait partie de la nature, y compris la destruction de son habitat, donc il peut la détruire, soit il n’en fait pas partie, il est alors maître et possesseur de la nature et sa toute-puissance peut naturellement conduire à sa destruction.
Opposer, ou même extraire l’homme de la nature est d’ores et déjà rester prisonnier de la métaphysique la plus classique. Une très belle pétition de principe inaugure ces textes : la philosophie définie comme ontologie est posée comme étant le type d’interrogation qu’impose la radicalité de l’événement en cours (I5) alors qu’il a auparavant été postulé que ce qu’il s’agit de penser est l’avènement d’un nouveau mode d’être (I4) de l’homme, ce qui constitue dès le départ un énoncé d’ontologie. En ontologie, il s’agit d’un changement d’être, et comme il s’agit d’un changement d’être, il faut faire de l’ontologie. L’idée d’un nouveau mode d’être est par principe un énoncé de philosophie existentiale, de métaphysique phénoménologique.
Or la philosophie existentiale a été polluée, définitivement, elle aussi, par la prescription d’un sens de l’Histoire à advenir, à faire advenir.
Qui dit sens de l’Histoire dit finalisme, bref, dieu.
En quoi l’on pourrait également m’accuser de tautologie, puisque je retrouve ce que j’ai posé.
Dans l’attente de la discussion, chacun de mes mots étant ouvert à la plus vive polémique, je pose que l’effroi devant le postulat d’un sens de l’Histoire – fusse-t-il réduit à la persistance de la Terre – devrait être ce qui affecte tout sceptique qui se respecte, et donc tout analyste.
Il y a une météorite, si c’est ce qui a bien décimé les dinosaures, entre ce finalisme et ce qui est, et ce qui est sous nos yeux n’a – du point de vue du supposé Tout – pas plus de dignité qu’un rayon de lumière interstellaire, ou les décombres d’un tsunami.
Pourquoi la force géologique (II2) que serait devenu l’homme par ses capacités d’entendement mathématique du monde, pourquoi la bombe atomique, ne serait-elle pas saisie comme une de ses fécondités.
L’on ne peut pas picorer sans vergogne dans l’histoire de la philosophie au gré du contexte : si Spinoza est bon à s’abstenir de juger de l’objet pensé, il ne le serait plus lorsqu’il s’agirait de maintenir à tout prix l’exception de l’homme (un empire dans un empire II4).
Condamner l’homme pensé comme facteur de désordre (II5), comme catastrophe (I21) a pour origine l’assimilation idéaliste de ce qui est à un ordre hiérarchisé, calme, croissant, bref, c’est, pour le dire en un mot, de la pastorale idéaliste proto-fasciste – la belle petite vue des Alpes, où tout est à sa place, et, surtout, a sa place d’origine, même, pas de retable importé qui traîne dans un coin je vous prie.
La preuve en est que l’homme ne pourrait pas appartenir à la nature dans la mesure même où il n’est pas suprêmement évolué (II5) : doit-on dire à des psychanalystes à quel point le ratage et l’accident sont les lieux du vrai en tant que puissance, sont le signe que la vérité affleure.
Et si l’homme n’était pas au fond qu’un fabuleux ratage ? D’un ratage magnifique, qui crée des bombes et des sacs plastiques qui étouffent tortues et dauphins, mais d’un ratage qui crée aussi des images, des mots, des gestes, des regards, des Witz, des bontés, des beautés d’une Vergänglichkeit sans prix, sans nom, sans fin, dans lesquelles toute l’humanité bancale et ratée s’y trouve, des beautés dont l’éphémère contient toute la sublimité areligieuse qui nous reste.
Tout position autre ne recèle-t-elle pas encore une fois quelques miasmes divins ?
La lecture – si l’on peut dire - de Freud par Vioulac est indigente et relève d’une copie de lycéen – d’un lycéen d’aujourd’hui, cette pauvre chose - : l’idée de nature en tant que ce qui ne relève pas de la nature (le coup de l’ESPRIT ?!) et s’opposerait à elle n’a absolument aucun sens (la pulsion, une NATURE ??), j’aurai la charité de ne pas commenter davantage ce passage.
De même, lors de l’utilisation du concept psychanalytique de pulsion de mort, Vioulac utilise la métaphore géologique afin de saisir l’inconscient (III15 : l’abîme du psychisme humain en lequel se sédimente un passé refoulé), pire métaphore possible. Poser la pulsion de mort comme principe cosmologique (III33) n’a aucun sens du fait de la présence du terme de pulsion, qui n’est pas juste une tendance, une intentionnalité, comme dirait le penseur existential. Que l’univers cosmique tende, en soi, à sa destruction, par exemple ne relève en rien d’une pulsion.
Et Vioulac ne cesse d’exemplifier son propos de faits scientifiques qui selon moi le ruinent entièrement : en effet, tout peut disparaître, so what.
Une lourde mélancolie plombe cette pensée : l’homme est lui-même défini par son rapport à l’objet perdu (I9) (c’est ce que Butler critique également chez le Lacan, pour lequel le manque à être est posé comme donnée fondamentale, pensée mélancolique de l’homme dit-elle), et l’effroi est posé comme Stimmung du philosophe, la pensée est fardeau (I17).
La pesanteur heideggérienne n’est pas seulement présente dans ces position subjective/affect/concept du penser : le projet proto-facsciste de Heidegger est tout entier repris ici dans son principe.
Vioulac :
1) prolonge le geste heideggérien de penser le fondement de l’histoire occidentale,
2) ne voit pas que le problème du geste heideggérien – son aberration - n’est pas d’avoir cru trouver dans le national-socialisme un peuple /parti/état/chef, mais bien d’avoir compris [il fallait le comprendre, donc il s’agit d’une vérité !!], que sa poétique de la vérité...requêrait un peuple /parti/état/chef (I18),
3) conséquence des deux premiers points : il a le projet heideggérien de faire de la philosophie en tant qu’elle conduit, au fond, à la révolution, instituer la communauté humaine en fondement réel (I19), [l’emploi de cet adjectif ne recouvre pas l’emploi lacanien, il est surtout utilisé en opposition à formel, et ne semble pas subir un traitement singulier], il a le projet de faire de la philosophie qui conduit le peuple (I19/20).
Cette simple phrase (Heidegger savait que sa poétique de la vérité ne pouvait se contenter de méditations de poèmes de Hölderlin ou de Rilke I18) est aussi problématique que le paragraphe 74 (traduction Martineau) de Sein und Zeit qui prône la nécessité d’une révolution, et qui rend raison philosophiquement de l’engagement de Heidegger en faveur du projet national-socialiste : si le Dasein destinal comme être-au-monde existe essentiellement dans l’être-avec avec autrui, son provenir est un co-provenir, il est déterminé comme co-destin, terme par lequel nous désignons le provenir de la communauté, du peuple.
S’y dessine un projet révolutionnaire dans la réalité.
Au-delà de la question politique, et pour en rester à la surface des mots, dessiner un projet politique à partir du travail du concept – c’est une manière de dire parmi les mille et une possibles – semble présenter une résolution de ce qui est présenté comme stérilité de la pensée en tant que pensée, une stérilité de ce qui se dit.
Cette stérilité n’est-elle pas l’écho de l’impuissance qui sépare la production de la vérité dans les quatre discours ?
L’accusation de stérilité de ce qui se dit ne peut que frapper l’esprit dans la mesure où c’est la question de la psychanalyse, la question de celui qui succède aux post-freudiens, la question du patient à l’occasion, « A quoi ce savoir me sert-il ? », en quoi le dit touche-t-il le symptôme, symptôme dont provient la psychanalyse comme savoir.
La philosophie ne provient pas du réel comme la psychanalyse provient du symptôme, quelles que soient les diverses indexations de l’inaugural philosophique au « Qu’est-ce que c’est ? », et l’on voit mal comment autre chose qu’un refus horrifié pourrait accueillir un tel projet révolutionnaire, qui fait de la vérité le principe de production d’une nouvelle réalité, réalité qui en tant que telle a et n’a rien à voir avec le réel psychanalytique.
La vérité d’une interprétation ne se vérifie qu’à ce qu’elle produit par elle-même, pourrait-on dire : l’interprétation déchaîne la vérité comme telle. Elle n’est vraie qu’en tant que vraiment suivie (SXVIII 13).
De quel savoir veut-on parler ?
Je ne sais pas trop quoi penser de l’affirmation selon laquelle le projet de la raison grecque, donc occidentale, aurait été de produire une connaissance scientifique, d’une part, et totale, d’autre part, du monde (I5).
Le monde grec est fermé : s’en excepte tout en en rendant raison – en acte, le premier moteur, par l’élucidation de ce premier moteur, on pourrait dire que tout devient donc intelligible, le tout semble facilement désirable et accessible, mais ce savoir est-il vraiment sans reste, sans trou, pas vraiment non plus, Socrate, les cyniques, les sceptiques, la place laissée au régime de l’accident, à l’Emperia, chez Aristote, quand même, les Seconds Analytiques, au coeur même de la logicisation de la réalité, il y a doute dans l’identification de ce qui est perçu par exemple, c’est dire que la question « Qu’est-ce que c’est ? » ou « Qu’y a-t-il là ? » est l’essentiel, ne semble jamais close.
Je me suis même demandée si l’énoncé selon lequel la scientificité comme régime de vérité était l’accomplissement du projet philosophique (I5) ne comportait pas un double sens, une ironie cachée, quelque élément qui m’échapperait et qui le justifierait, tellement je n’y reconnais pas la philosophie, le logos dans toutes ses trouées, ses échappées, sa subjectivité, la pensée comme geste d’un, d’un autre…
Le savoir y ici identifié à la science mathématisée (I14), au savoir total, savoir précis et vérifié sur la totalité du réel (II8).
Il y a une incompatibilité totale entre prétendre dire le principe de l’être et le savoir troué de la totalité mis en évidence par tous les bouts dans D’Un autre à l’Autre.
Trop de glissements ont lieu chez Vioulac ici entre connaissance, savoir, philosophie, science, vérité pour que l’on puisse y voir clair.
Les possibilités du rapport au savoir semblent fondamentalement transformées par la domination des petits objets cybernétiques, il est vrai, et si quelque chose de la réaction devait m’habiter, ce serait de constater que, sauf pour une élite – mais cela n’a-t-il pas toujours été le cas – qui peut encore, comme cela m’est arrivé, matcher avec le texte de Blaise Pascal en classe de Seconde, éblouissement qui a changé ma vie et indexé mon être pour toujours, le rapport au savoir de celui qui reste dans sa chambre semble rendu impossible par la possession d’un téléphone, mais, comme disait Sollers, rien n’est à regretter, les lecteurs seront à l’avenir aussi rares et précieux qu’ils l’étaient au Moyen -Âge, voilà tout ?



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